RETOUR en ARMENIE

du 8 au 16 novembre 2025




« RETOUR en ARMENIE »

 du 08 au 16 novembre 2025


Samedi 08 novembre  matin      La Halle à LALBENQUE  à partir de 10h


Ouverture du Festival et Vernissage de l’Exposition consacrée à L'évacuation des Arméniens du Moussa Dagh par la Marine nationale française en septembre 1915 et vernisage de l’Exposition de Photos de Christian Latreille  « Chroniques Arméniennes «  en sa présence

 

En septembre 1915, l’Amiral Dartige du Fournet, officier de la marine Française, sauva du massacre 4 080 Arméniens retranchés sur le mont Moussa. Dirigeant la flotte des forces armées en Méditerranée, sans que l'ordre ne lui soit donné et sans l'aval de ses supérieurs, il décide de son propre chef d'embarquer les fugitifs à bord de 5 navires de la flotte Française. Il les conduira sains et saufs jusqu'à Port-Saïd en Égypte.

Seront présentés des documents originaux et des photos du sauvetage recueillies par Jean Cordelle, descendant d’un matelot d’un navire français qui croisait au large de la Syrie les 12 et 13 septembre 1915.



Cette histoire fera l’objet d’une soirée à Lalbenque, présentée par Daniel Arabian et en présence de Jean Cordelle lundi 10 novembre


Durant la semaine, scolaires et collégiens qui le souhaiteront pourront bénéficier d’une visite commentée de l’exposition qui sera ouverte durant toute la semaine du 08 au 15 novembre 2025 

Le détail de cette histoire se trouve dans un blog précédent : Musa Lèr, Dartige du Fournet, Saint Chamassy

lien : https://www.blogger.com/blog/post/edit/3102118466059061682/1367057415741183253

et 

"Le sauveur des Arméniens "

https://www.blogger.com/blog/post/edit/3102118466059061682/6311625042591524560




Chroniques arméniennes

 

Ils s’appellent Misak, Nareg, Anahid, Garo…


Ils sont porteurs d’une histoire éternelle vieille de plus de

 deux millénaires. Ce fut le premier pays chrétien au

 monde et la foi et la pratique religieuse sont encore très

 présentes. Ils ont gardé leur culture, leur langue, leur

 alphabet, leur musique.

 Ils sont entourés de dangers et gardent en eux la

 mémoire tragique du passé. S’ils sont là c’est que leurs

 ancêtres ont échappé au génocide, ils n’ont pas oublié.

 Pour certains ils ont survécu au terrible tremblement de

 terre de 1988. 

Ils sont rudes, à l’image de leurs montagnes, mais

 accueillants et chaleureux  quand ils savent qu’on vient

 de France, le pays qui a accueilli tant d’Arméniens, le

 pays d’Aznavour.

  J’ai eu la chance de les rencontrer en traversant

 l’Arménie depuis l’Arthsakh jusqu’au Djavark en passant

 par Erevan, Gumry et le lac Sevan.  Ils m’ont offert le café,

 le repas, le traditionnel verre de vodka, j’ai dormi chez

 eux. On a parlé, certains ont chanté, un ami interprète  me

 traduisait. J’ai gardé des contacts.

Christian Latreille 





 



Dimanche 9 novembre à 16h00

CinéLot à Lalbenque « Si le vent tombe « 

 

Si le vent tombe est un film franco-belgo-arménien écrit et réalisé par Nora Martirosyan, sorti en 2020.

Le film est présenté en compétition officielle au Festival de Cannes 2020 


« Auditeur international, Alain débarque à Stepanakert, dans le Haut-Karabagh, afin d’expertiser la possibilité d’ouverture de son aéroport. Au contact des habitants arméniens de cette république auto-proclamée du Caucase et d’un mystérieux enfant. Alain s’ouvre à un monde nouveau et risque le tout pour le tout. »

 

 

https://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19590267&cfilm=267319.html


Dans la semaine du 10 au 14 novembre : 3 soirées de conférences à la salle communautaire de Lalbenque 

l'entrée est libre : nous espérons votre participation selon vos possibilités




Lundi 10 novembre

Exposé historique : Le sauveur des Arméniens de Musa Lèr, l’Amiral Dartige du Fournet

En rapport avec l’exposition présentée à partir du samedi 8 novembre

Par Jean CORDELLE et Daniel ARABIAN

Entrée libre 


Mercredi 12 novembre




RETOURNER À SÖLÖZ

film documentaire de Serge AVEDIKIAN

En présence du réalisateur ou en Visio


Turquie,un village, aujourd’hui.


Retour aux sources d’un cinéaste français, d’origine arménienne. 

Quatre fois, en trois décennies, le réalisateur et comédien Serge Avédikian est retourné à Sölöz, le village de ses grands-parents situé à 170 km au sud d’Istanbul.

 Au long de ses retours successifs de 1987 à 2019, il a tiré de cette expérience un film puissant sur les thèmes de l’identité, la vérité historique et la réconciliation.

https://www.youtube.com/watch?v=4dZ_o_cfykk


 

 


















Vendredi 14  novembre à 20h30 : salle communautaire Lalbenque :

Conférence : "le comparatisme à l'épreuve des génocides ; des Arméniens, aux Juifs et aux Tutsi 

par Raymond KEVORKIAN 








Raymond Kévorkian, historien, ancien professeur à l’Institut français de géopolitique est spécialiste de l'étude des génocides. Il est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à l’histoire de l’Arménie.

Dans le cadre des festivals « Visages d’Ailleurs » il a déjà animé plusieurs conférences très appréciées du public.

« Le comparatisme est entré dans le champ des études sur les génocides depuis plusieurs décennies, porté par quelques précurseurs comme Yves Ternon et Jacques Sémelin en France. La mécanique qui aboutit à la mise en œuvre d’un génocide est complexe, avec des éléments déclencheurs communs.

Dans les trois génocides qui nous occupent, nous allons examiner les marqueurs de ces violences de masse qui ont marqué le XXe siècle ».

Raymond Kévorkian


R KEVORKIAN    Comparatisme

 

La destruction des Juifs d'Europe par les nazis fut un événement sans précédent dans l'histoire de l'humanité. Par sa démesure, elle représentait le dépassement d'un seuil jamais franchi auparavant. Lorsqu'elle fut révélée dans toute son horreur, la Shoah parut impensable. Sa mise en histoire ne réduisait-elle pas son caractère inconcevable ? L'historien était-il autorisé à commenter cet événement qui paralysait ceux tentant de le cerner ? Cette catastrophe n'en demeure pas moins explicable. Si elle ne l'était pas, elle relèverait du sacré. Il est donc essentiel – et c'est le travail de l'historien – de prendre sa mesure, de la rendre intelligible, d'en analyser les mécanismes et de l'interpréter. L'historisation de la Shoah consiste à la considérer comme tout autre phénomène historique, à l'insérer dans un contexte, ce qui met en évidence sa complexité et fait surgir des questions qui sont autant d'amorces de débat.

Placer sur un même plan les victimes des bombardements de Dresde ou d'Hiroshima, du Goulag, des massacres arméniens, de la Shoah ou de tragédies plus proches, au prétexte que toutes moururent, ou remonter les siècles en apposant une étiquette de génocide à des massacres d'autre nature, nuit à une approche du crime de génocide. Or c'est bien là que se situe le débat sur le bien-fondé du comparatisme. La comparaison impose une méthodologie rigoureuse. Comparer, c'est examiner des faits à l'aide des sources disponibles, définir des catégories, inclure ces faits dans une catégorie ou les en exclure, détacher des singularités, affirmer des spécificités. 

Comme l'a montré Hannah Arendt, les totalitarismes présentent des caractères structurels communs : domination du parti et de l'État, hypertrophie de la bureaucratie, contrôle de tous les appareils – de la police et l'armée à l'information et l'éducation. Ces systèmes politiques sont à même de liquider « des criminels sans crime » et de perpétrer des meurtres collectifs sans même que la raison d'État l'exige. Le totalitarisme est distinct de la tyrannie, du despotisme et de la dictature. Il substitue au « tout est permis » le « tout est possible » et accomplit dans ses camps, qui sont le laboratoire où se vérifie ce principe, « l'âge messianique de l'humanité  [1][1]H. Arendt, op. cit. ». Si le cadre totalitaire explique la facilité de la mise à mort massive, il n'en livre pas les causes.

Jusqu'en 1944 crime sans nom – puisque le mot est inventé par Lemkin à cette date –, le génocide est, depuis la convention du 9 décembre 1948, une infraction inscrite dans le vocabulaire juridique international. Quelles que soient les controverses ouvertes chez les historiens et les philosophes par l'imprécision du libellé des articles II et III de cette convention, le concept de génocide est bien précis : il s'applique à la destruction intentionnelle d'un groupe humain – en totalité ou en partie – dont les membres sont tués en raison de leur appartenance à ce groupe. Cette définition ne permet cependant pas d'isoler, dans le seul cadre historique du xxe siècle, le crime de génocide, et de déterminer si tel ou tel meurtre de masse peut être qualifié de génocide.

10Le comparatisme a pour seul but d'aider à comprendre, et il serait impudique de spéculer sur l'impact médiatique du mot « génocide » pour en étendre l'usage. Le génocide est une catégorie de meurtre collectif et tous les meurtres de masse ne sont pas des génocides. 

Une mise en parallèle des génocides du xxe siècle peut, en s'en tenant rigoureusement à l'examen des faits, être étendue au génocide des Tutsi au Rwanda. L'examen de ce troisième événement, situé à l'autre extrémité du siècle, confirme l'intérêt de l'approche comparée des génocides.

 

 

M. Raymond H. KEVORKIAN,

historien, directeur de recherche émérite à l’Université de Paris 8, spécialiste du génocide des Arméniens, membre de la Mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des génocides des crimes de masse, membre du la commission de recherche sur les archives françaises relatives au rwanda et au génocide des Tutsi. 

 

 

 

 

Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994)

 

 

1Consacrer un numéro de la Revue d'histoire de la Shoah au génocide arménien, un événement qui s'est produit en dehors de l'espace et du temps national-socialiste, revient à accréditer le comparatisme comme méthode d'approche du génocide juif, une démarche qui réclame quelques explications. Il me semble donc utile, pour introduire cet ensemble d'articles traitant de la connaissance et de la reconnaissance du génocide arménien – aujourd'hui, en 2003 – d'examiner successivement le bien-fondé de cette pratique dans la recherche historique, les exigences requises de rigueur et d'honnêteté intellectuelle – se placer en dehors des deux situations pour mieux les appréhender sans arrière-pensée perverse –, la relation directe établie par l'homme qui a consacré sa vie à isoler le concept de génocide et à l'introduire dans le droit international, Raphael Lemkin, puis, dans ses étapes successives, le déroulement de ce crime absolu. Au lecteur d'apprécier, au terme de cette étude, l'utilité de cette mise en relation et de dire si, Juif, Arménien ou autre, elle l'a aidé à mieux comprendre ces terribles déchirures du xxe siècle.

I. Du bien-fondé du comparatisme

2La destruction des Juifs d'Europe par les nazis fut un événement sans précédent dans l'histoire de l'humanité. Par sa démesure, elle représentait le dépassement d'un seuil jamais franchi auparavant. Lorsqu'elle fut révélée dans toute son horreur, la Shoah parut impensable. Sa mise en histoire ne réduisait-elle pas son caractère inconcevable ? L'historien était-il autorisé à commenter cet événement qui paralysait ceux tentant de le cerner ? Cette catastrophe n'en demeure pas moins explicable. Si elle ne l'était pas, elle relèverait du sacré. Il est donc essentiel – et c'est le travail de l'historien – de prendre sa mesure, de la rendre intelligible, d'en analyser les mécanismes et de l'interpréter. L'historisation de la Shoah consiste à la considérer comme tout autre phénomène historique, à l'insérer dans un contexte, ce qui met en évidence sa complexité et fait surgir des questions qui sont autant d'amorces de débat.

3Une telle démarche fut d'abord perçue comme une offense à la mémoire des victimes. Cependant, il fallut bien admettre que le deuil et la raison, la mémoire et l'histoire ne sont pas antagonistes, mais complémentaires. La mémoire est la matière de l'histoire. Comme l'énonce Alain Finkielkraut : « Penser un événement, c'est consulter deux devoirs : celui de la mémoire et celui de la connaissance. » Si ces deux modes sont disjoints, alors « le souvenir est menacé du silence de l'esprit [1][1]Commentaire lors du symposium « Histoire et mémoire », tenu… ». L'interprétation de l'histoire n'offense le deuil que lorsqu'elle blesse la raison en tirant des conclusions hâtives de prémisses insuffisantes. L'historien ne saurait être mis en accusation lorsqu'il tente de comprendre et d'expliquer.

4L'explication de la Shoah requiert une étude comparative avec d'autres événements, mais pas n'importe lequel. Une mise en relation expose à des dérives qui en brouillent le sens. Toutes les victimes d'un meurtre collectif sont respectables, mais tous les meurtres de masse ne relèvent pas des mêmes causes, ils ne se situent pas tous dans une même catégorie juridique, ne sont pas tous des crimes de guerre ou des crimes contre l'humanité, encore moins des génocides. Placer sur un même plan les victimes des bombardements de Dresde ou d'Hiroshima, du Goulag, des massacres arméniens, de la Shoah ou de tragédies plus proches, au prétexte que toutes moururent, ou remonter les siècles en apposant une étiquette de génocide à des massacres d'autre nature, nuit à une approche du crime de génocide. Or c'est bien là que se situe le débat sur le bien-fondé du comparatisme. La comparaison impose une méthodologie rigoureuse. Comparer, c'est examiner des faits à l'aide des sources disponibles, définir des catégories, inclure ces faits dans une catégorie ou les en exclure, détacher des singularités, affirmer des spécificités. Les historiens de la Shoah furent longtemps hostiles à toute démarche comparatiste parce qu'ils constatèrent que les comparaisons entreprises avaient pour fonction de réduire et de déformer le sens de l'événement et son caractère exceptionnel. Certains énoncèrent le principe de l'unicité de la Shoah – ou de sa singularité –, alors qu'il était évident que tout événement est unique, c'est-à-dire singulier. Dans cette approche, l'adjectif « spécifique » serait plus convenable : il replace le caractère unique à l'intérieur d'une catégorie criminelle et, en l'occurrence, cette catégorie est le génocide. Penser la Shoah en comparaison avec un autre événement de même nature, revient à la penser dans l'espace historique d'autres crimes de génocide perpétrés soit dans le même temps – et le meurtre de masse le plus proche est la mise à mort des Tsiganes –, soit dans un temps différent et, à chaque extrémité du siècle, les deux événements qui viennent à l'esprit sont la destruction des Arméniens de l'Empire ottoman et la suppression des Tutsi au Rwanda. Les trois crimes furent, à l'évidence, des génocides.

5La fixation sur l'unicité de la Shoah et la crainte de réduction et de banalisation de cette tragédie sans précédent furent renforcées par ce que l'on a appelé la « querelle des historiens », une controverse qui, dans sa forme extrême, conduisit à un détournement de sens de la comparaison en rapprochant deux systèmes totalitaires : le communisme et le nazisme. Par une manipulation perverse, des historiens ne se limitèrent pas à mettre en parallèle ces deux systèmes : ils établirent une relation entre les crimes qu'ils produisirent, ce qui revenait à confondre des actes de nature différente et, ce qui est plus grave encore, à utiliser l'argument chronologique pour faire de la Shoah une conséquence des crimes staliniens. Il y a pourtant loin d'Hannah Arendt à Ernst Nolte  [1][1]Cf. Hannah Arendt, Le Système totalitaire, Paris, Éd. du Seuil,…. Aussi ne peut-on justifier le recours au comparatisme qu'après avoir analysé cet aspect particulièrement nocif de la « Querelle des historiens  [2][2]Devant l'Histoire. Les documents de la controverse sur la… ».

II. Bonnes et mauvaises relations

6Le comparatisme est un instrument de la recherche historique dans la mesure où celui qui le manie ne cherche ni à aplanir les différences, ni à souligner les similitudes pour renforcer la thèse qu'il soutient. Ainsi, l'analyse du phénomène totalitaire permet d'isoler un cadre dans lequel s'exerce le pouvoir et se développent les mécanismes de persécution. Comme l'a montré Hannah Arendt, les totalitarismes présentent des caractères structurels communs : domination du parti et de l'État, hypertrophie de la bureaucratie, contrôle de tous les appareils – de la police et l'armée à l'information et l'éducation. Ces systèmes politiques sont à même de liquider « des criminels sans crime » et de perpétrer des meurtres collectifs sans même que la raison d'État l'exige. Le totalitarisme est distinct de la tyrannie, du despotisme et de la dictature. Il substitue au « tout est permis » le « tout est possible » et accomplit dans ses camps, qui sont le laboratoire où se vérifie ce principe, « l'âge messianique de l'humanité  [1][1]H. Arendt, op. cit. ». Si le cadre totalitaire explique la facilité de la mise à mort massive, il n'en livre pas les causes. Tout en observant les points communs entre nazisme et communisme, Hannah Arendt conduit une analyse de ces deux régimes sans chercher à comparer les camps de travail soviétiques et le système concentrationnaire nazi. Une telle analyse mettrait en évidence la dimension fantasmatique de l'idéologie nazie, la différence d'espace chronologique – dans un cas, douze ans en un temps clos, dans un autre une période plus longue et plus difficile à délimiter –, les différences en nature et en nombre des sources permettant de les étudier. Dans le même souci d'objectivité, une étude parallèle du nazisme et du communisme a été conduite récemment par des auteurs différents, chacun traitant son sujet sans chercher à établir ni priorité ni filiation [2][2]Nazisme et communisme, Stalinisme et nazisme. Histoire et…. Un autre exemple de comparaison bien conduite entre deux violences de masse est donné par le livre d'Arno Mayer, Les Furies. 1789-1919[3][3]Arno J. Mayer, Les Furies. Violence, vengeance, terreur aux…, qui met en parallèle les révolutions française de 1789 et russe de 1917. L'auteur démontre que le cycle infernal violence-terreur-vengeance est engendré par le couple révolution/contre-révolution, que les causes de ces deux événements relèvent à la fois des circonstances, de l'idéologie et des pulsions des principaux acteurs. Il a le mérite de pénétrer la complexité de ces situations et de refuser l'argument de la cause unique qui conduirait à des interprétations erronées et tendancieuses. On pourrait cependant lui reprocher de tellement bien expliquer les mécanismes du meurtre qu'il finit par réduire les responsabilités des criminels, et par presque les justifier. Néanmoins, ce qui est valable pour la violence révolutionnaire l'est aussi pour la violence génocidaire : ce sont des phénomènes d'une complexité infinie, dont l'étude réclame des approches progressives et des réflexions multiples qui ouvrent autant de débats et de controverses.

7Au contraire, la Querelle des historiens lancée au printemps 1986 par un article d'Ernst Nolte pose la question de la spécificité de la Shoah et annonce un glissement de sens vers la banalisation du génocide des Juifs. Pour Nolte, spécialiste du fascisme italien, le bolchevisme est le fondement de la politique d'annihilation nazie. Les crimes staliniens auraient été la cause première de la criminalité hitlérienne, ce qui revient à relativiser celle-ci, sinon à la justifier. L'erreur d'analyse est manifestement intentionnelle. Nolte transforme un plaidoyer pour l'historisation en un discours révisionniste qui réduit la Shoah à sa dimension technologique  [1][1]E. Nolte, « Révolution et contre-révolution en Europe », in…. Sa théorie est d'ailleurs rejetée par la plupart des historiens comme dépourvue de tout fondement scientifique.

8Une étude comparée des génocides est à la fois légitime et nécessaire dans la mesure où elle porte sur des crimes étiquetés comme tels, et n'est pas instrumentalisée à des fins politiques. Pour saisir la spécificité de la Shoah, il est plus approprié d'examiner la nature du crime que de considérer des systèmes politiques et d'enfermer le nazisme dans le carcan du totalitarisme. En effet, si le totalitarisme facilite la perpétration d'un génocide, tous les régimes totalitaires ne perpètrent pas des génocides.

III. Raphael Lemkin et le crime de génocide

9Jusqu'en 1944 crime sans nom – puisque le mot est inventé par Lemkin à cette date –, le génocide est, depuis la convention du 9 décembre 1948, une infraction inscrite dans le vocabulaire juridique international. Quelles que soient les controverses ouvertes chez les historiens et les philosophes par l'imprécision du libellé des articles II et III de cette convention, le concept de génocide est bien précis : il s'applique à la destruction intentionnelle d'un groupe humain – en totalité ou en partie – dont les membres sont tués en raison de leur appartenance à ce groupe. Cette définition ne permet cependant pas d'isoler, dans le seul cadre historique du xxe siècle, le crime de génocide, et de déterminer si tel ou tel meurtre de masse peut être qualifié de génocide.

10Le comparatisme a pour seul but d'aider à comprendre, et il serait impudique de spéculer sur l'impact médiatique du mot « génocide » pour en étendre l'usage. Le génocide est une catégorie de meurtre collectif et tous les meurtres de masse ne sont pas des génocides. À l'inverse, la Shoah ne fut pas le seul génocide perpétré au xxe siècle. Avant l'avènement du national-socialisme, un génocide fut perpétré, celui des Arméniens de l'Empire ottoman, et l'interprétation de ces deux catastrophes – avant l'invention du mot « génocide », la formule arménienne pour désigner les massacres de 1915 était la « grande catastrophe « – permet de conduire une analyse comparative de leurs causes, de leurs antécédents, de leur contenu et de leurs conséquences.

11Existe-t-il un lien entre ces deux événements ? Il est établi que Hitler avait eu connaissance du massacre des Arméniens ottomans, mais il serait erroné de conclure à une relation de cause à effet. Le meurtre de centaines de milliers d'Arméniens avait été observé par les militaires, les diplomates et les civils allemands présents par milliers au cours de la Première Guerre mondiale dans la plupart des grandes villes ottomanes. Il était donc normal que, quelques années plus tard, Hitler, comme les autres chefs nazis, en ait été informé. Au début de sa carrière politique, l'un de ses plus proches compagnons fut Max Erwin von Scheubner-Richter, qui avait été vice-consul à Erzeroum et avait dénoncé ces crimes auprès de son ambassadeur, Wangenheim. On savait en Allemagne que la destruction de la communauté arménienne avait été intentionnelle et programmée. Hitler mentionna à plusieurs reprises ces massacres et il en tira la leçon qui s'imposait : au cours d'une guerre totale, on pouvait impunément massacrer une population civile. C'est ce que signifie le discours-fleuve qu'il tint le 22 août 1939 devant ses généraux, à la veille de l'invasion de la Pologne, lors duquel il leur ordonna de tuer en masse les civils polonais pour agrandir l'espace vital allemand. Il fit alors référence aux hordes de Gengis Khan et à l'annihilation des Arméniens – « Qui parle encore aujourd'hui de l'extermination des Arméniens ? »– et ajouta : « Le monde ne croit qu'au succès. » En août 1939, Hitler n'avait pas encore pris la décision de détruire le judaïsme européen et cette phrase, lourde de sens, n'a pas celui qu'on lui prête habituellement  [1][1]Cf. Y. Ternon, « La qualité de la preuve. À propos des…. Si elle se limitait à cette petite phrase, la relation entre les deux meurtres serait indirecte. D'autre part, rien ne permet d'affirmer que le châtiment de ce crime aurait eu une valeur préventive et eût pu empêcher Hitler de faire mettre à mort les Juifs d'Europe. On sait seulement que la destruction des Arméniens ottomans avait été connue très rapidement, que l'information avait été transmise aux chancelleries et relayée par la presse neutre et celle de l'Entente, qu'après la Première Guerre mondiale, des impératifs politiques conduisirent au silence et à l'oubli, et que le droit international ne disposa pas des moyens d'identifier et de sanctionner ce crime singulier.

12En revanche, la relation entre ces deux événements devient plus étroite lorsqu'on examine la démarche du grand juriste qui nomma ce crime, Raphael Lemkin [1][1]Le parcours de Raphael Lemkin est retracé dans le livre de…. Lorsqu'en 1921, l'assassin de Talaat – principal responsable du meurtre des Arméniens –, Soghomon Tehlirian, fut jugé devant une cour de Berlin, un jeune Juif polonais de vingt et un ans qui étudiait la linguistique à l'université de Lvov, Raphael Lemkin, lut un bref compte rendu de ce procès dans un journal local. Intrigué, il porta le cas à l'attention d'un de ses professeurs. Il lui demanda pourquoi les Arméniens n'avaient pas fait arrêter Talaat Pacha, le ministre ottoman de l'Intérieur qui avait massacré leur peuple. Le professeur répondit qu'il n'y avait pas de loi qui permît de procéder à cette arrestation. Lemkin releva une contradiction : Tehlirian aurait commis un crime et non Talaat qui avait pourtant fait tuer plus d'un million de personnes. Il constata que la souveraineté de l'État permettait de protéger des hommes qui détruisaient toute une communauté humaine. Il se pencha alors sur le procès Tehlirian et observa, comme on put le lire dans le New York Times, que les documents présentés au procès « établissaient une fois pour toutes le fait que le but des autorités turques n'était pas la déportation mais l'extermination ». Ce qui troublait Lemkin était le fait que Tehlirian avait été acquitté sur la base de ce qu'on l'on pouvait qualifier de « folie temporaire  [2][2]C'est sur le même verdict qu'en 1926, Schlomo Schwartzbart fut… », alors qu'il avait agi en s'auto-désignant comme responsable de la conscience de l'humanité. Lemkin considérait que l'impunité pour un crime de masse comme celui qu'avait perpétré Talaat devait cesser et ce crime – ainsi que son châtiment – être inscrit dans le droit international. C'est ainsi que la destruction des Arméniens de l'Empire ottoman initia une réflexion et un travail qui aboutirent, par la volonté de Lemkin, à la Convention de 1948. Ce lien est certes indirect, mais il est fondateur et mérite d'être développé.

13Lemkin interrompit ses études de linguistique pour commencer des études de droit. Il se pencha particulièrement sur les codes pénaux qui, dans l'histoire, réprimaient les massacres. Il devint procureur. Dès 1929, il préparait des projets de rédaction d'une loi internationale qui sanctionnerait la destruction de groupes ethniques, nationaux et religieux. L'intérêt de Lemkin pour cette question était antérieur au procès Tehlirian : ce jeune Juif avait été bouleversé dans son enfance par les pogroms en Russie et la lecture de Quo vadis ?. Il expliqua plus tard dans son autobiographie qu'il voyait une ligne sanglante entre le massacre de chrétiens à Rome et celui, tout proche, des Juifs de Russie. L'idée centrale de Lemkin, qu'il comptait exposer lors de la cinquième conférence pour l'unification du droit pénal international à Madrid en 1933  [1][1]Il ne put s'y rendre. Le gouvernement polonais le lui interdit., était d'établir un lien entre deux pratiques qu'il se proposait d'introduire dans le droit international : celle de « barbarie » qu'il définissait comme « la destruction préméditée des individus membres d'un groupe national, racial, religieux ou social », et celle de « vandalisme » qui était « la destruction des œuvres d'art et de culture exprimant le génie particulier de ces groupes et constituant leur patrimoine  [2][2]Cf. Y. Ternon. L'État criminel. Les génocides au xxe siècle,… ».

14Son texte fut lu à Madrid en son absence, mais il ne retint guère l'attention des juristes représentants de trente-sept pays. Bien qu'alors, les persécutions antisémites aient commencé en Allemagne, les délégués présents à la conférence restèrent sceptiques quant à l'opportunité d'évoquer des crimes commis une génération plus tôt dans l'Empire ottoman. Ils n'étaient pas prêts à accepter l'idée d'intervenir, même diplomatiquement, au-delà des frontières. À la lecture du texte de Lemkin, le président de la Cour suprême allemande et le président de l'université de Berlin quittèrent la salle en signe de protestation. Le gouvernement polonais fut saisi et Lemkin sanctionné. Celui-ci n'interrompit cependant pas son travail, et participa à des conférences de droit international à Budapest, Copenhague, Paris, Amsterdam et Le Caire. En 1939, il se réfugia dans la zone polonaise occupée par les Soviétiques, puis à Vilnius en Lituanie, d'où il gagna la Suède. Il se rendit ensuite aux États-Unis  [3][3]En traversant l'URSS jusqu'à Vladivostok. De là, il gagna…. En juin 1942, la Commission de protection et d'administration économique pour l'étranger à Washington le nomma consultant chef et, en 1944, le ministère de la Guerre le désigna expert en droit international. En novembre, la fondation Carnegie pour la paix internationale publia le volumineux livre de Raphael Lemkin, Axis Rule in Occupied Europe : Laws of Occupation, Analysis of Government, Proposals for Redress  [4][4]Washington DC : Carnegie Endowment for International Peace,…, regroupant les lois et décrets promulgués par les puissances de l'Axe et les États qui les soutenaient dans dix-neuf pays occupés d'Europe [1][1]Cette liste de décrets occupe la moitié du livre – qui fait…. Lemkin avait entendu Winston Churchill déclarer au sujet des crimes nazis à la BBC, en août 1941 : « Nous sommes en présence d'un crime sans nom. » Il s'efforçait de trouver un mot qui englobât les concepts de barbarie et de vandalisme, un mot qui ne pourrait être utilisé hors de ce contexte, un mot fort comme celui qu'avait inventé dans un tout autre domaine George Eastmann avec « Kodak », « un mot court qu'on prononce facilement et qui ne ressemble à aucun autre ». Ce fut « génocide », un hybride du grec et du latin.

15Dès le début, le sens de « génocide » fut controversé. Mais il devint vite évident que ce terme s'appliquait seulement aux cas où les auteurs des crimes avaient l'intention d'exterminer les membres d'un groupe ethnique, national ou religieux. Le 3 décembre 1944, le rédacteur en chef du Washington Post, Eugène Meyer, saluait genocide comme le seul mot convenable pour désigner le gazage et la crémation à Auschwitz-Birkenau de 1 765 000 Juifs entre avril 1942 et avril 1944  [2][2]S. Power, A Problem from Hell, op. cit., p. 44. Ce chiffre,… : « [...] le point commun de ces meurtres est qu'ils furent systématiques et prémédités. Les chambres à gaz et les crémations n'étaient pas des improvisations. Ils étaient des instruments scientifiquement conçus pour l'extermination d'un groupe ethnique entier [3][3]« Genocide », Washington Post du 3 décembre 1944, p. B4 (cité… ».

IV. Le mobile

16Il serait simpliste de considérer le nationalisme turc comme l'unique cause du génocide arménien, et l'antisémitisme nazi comme l'unique cause de la Shoah. Les circonstances jouent un rôle tout aussi déterminant, et elles sont aussi changeantes que l'idéologie. Le poids des individus sur les idées et les événements infléchit aussi le mouvement. Si l'on considère la mise en péril des Arméniens et des Juifs dans la période précédant le génocide, on observe des évolutions contraires : le danger naît pour les Arméniens de leur inclusion dans la vie politique ottomane ; pour les Juifs, de leur exclusion de la société civile allemande.

17En effet, lorsqu'en 1878, au congrès de Berlin, ils s'adressent aux puissances européennes pour obtenir des réformes que la Sublime Porte promet mais ne réalise pas, les représentants de la communauté arménienne rompent le contrat de protection – dhimmitude – qui, depuis la fondation du patriarcat arménien à la fin du xve siècle, les lie au sultan. Ce contrat leur garantissait une autonomie religieuse et communautaire en échange de contraintes économiques et sociales devenues, avec le déclin de l'Empire ottoman et la corruption croissante de l'administration, de plus en plus intolérables. Après 1878, le sultan ne tient pas les engagements pris au congrès de Berlin, ce qui conduit à l'émergence d'un mouvement révolutionnaire arménien à l'étranger, nourri par l'esprit du temps. Ce mouvement tarde à s'implanter dans les communautés arméniennes ottomanes qui ne sont pas prêtes à le recevoir et, surtout, en craignent les conséquences. Ces craintes sont justifiées puisque le sultan Abdul Hamid trouve là le prétexte pour initier en 1895 et 1896 une politique de massacres perpétrés envers les Arméniens à travers l'empire. En revanche, le comité Union et Progrès, premier parti nationaliste turc, collabore en Occident avec les révolutionnaires arméniens pour lutter contre le sultan. Après le putsch de juillet 1908 qui rétablit la Constitution ottomane, les communautés chrétiennes sont, pour la première fois dans l'histoire de l'Empire ottoman, intégrées dans la vie politique du pays : elles ont le droit de voter, d'élire des députés, de participer à la conscription.

18Mais le rêve d'une union harmonieuse de tous les peuples dans un vaste ensemble multiethnique et multiconfessionnel se dissipe en quelques années sous la double pression des événements et de la transformation des idées. Le démembrement de l'empire s'accélère avec la désintégration de ses possessions européennes, surtout après les guerres des Balkans de 1912 et 1913. L'idéal d'union et de progrès des Jeunes-Turcs n'était en fait qu'une utopie, et le projet initial du Comité était bien de donner la Turquie aux Turcs. Certains idéologues rêvent même de réunir les Turcs d'Asie. C'est ainsi que le turquisme s'enfle en un panturquisme puis, au-delà, en un mythe pantouraniste. Cette ferveur nationaliste ne gagne pas tous les membres du comité Union et Progrès, mais elle inspire aux plus fanatiques des programmes de « nettoyage ethnique ». Les massacres de Cilicie en 1909 inquiètent les dirigeants des partis politiques arméniens. La dégradation progressive de la situation économique et l'insécurité croissante dans les provinces orientales de l'empire, habitées en forte proportion par des Arméniens, conduit ces dirigeants à formuler de nouvelles demandes de réformes auprès des puissances européennes, réformes que le comité Union et Progrès accorde de mauvaise grâce en 1914. Lorsque la guerre éclate en août et que l'Empire ottoman se range en novembre aux côtés des Puissances centrales, le sort des Arméniens n'est pas encore scellé, mais les nuages se sont amoncelés [1][1]Y. Ternon, Empire ottoman. Le déclin, la chute, l'effacement,…. Depuis l'inclusion en 1878 de la Question arménienne dans la Question d'Orient, les Arméniens sont perçus par le pouvoir comme des ingrats qui ont cessé d'être la « nation fidèle » – c'était le terme jadis employé par les sultans pour évoquer leur respect du pacte de dhimmitude à la différence des insurgés grecs – et, depuis la formation de partis arméniens, comme des révolutionnaires et des terroristes, une image qui ne se modifia plus. Pour la population turque, ils restent des infidèles et il est aisé, avant chaque massacre, de la convaincre qu'ils sont des traîtres, des agents de l'étranger. La guerre mondiale, par le climat de violence qu'elle crée – une brutalisation de la société civile –, autorise le gouvernement à prendre des mesures extrêmes de protection... En outre, les Jeunes-Turcs sont en droit de craindre qu'en cas de défaite, les Arméniens obtiennent des Alliés une autonomie, voire une indépendance. Il en résulterait une amputation territoriale à l'est de l'Anatolie. Or cette région est devenue, depuis la perte de la Turquie d'Europe, à la fois le cœur de la patrie turque et la base de la reconquête de la Turquie d'Asie. Les Arméniens sont donc perçus comme une menace vitale pour les Turcs, et cela suffit pour que le Comité décide de les supprimer.

19Conjoncture et idéologie se conjuguent donc pour que, dès son entrée en guerre, les Arméniens de l'Empire ottoman soient en danger de mort, d'autant plus que l'incorporation des hommes valides dans l'armée ottomane prive la population arménienne de tout moyen de défense. Telle est la logique des faits et des idées qui prépare les esprits des futurs décideurs à cette solution extrême que représente l'éradication d'un groupe humain. À ce titre, le génocide arménien constitue à la fois un précédent – premier crime élaboré par un régime politique « protototalitaire »– et un exemple, car ce schéma d'une mise en péril se reproduira de façon assez proche, en particulier à la fm du xxe siècle.

20Le national-socialisme se situe dans un espace radicalement différent, en un lieu de la pensée où l'idée obsédante est formulée comme une vérité scientifique et s'enracine dans une réalité institutionnelle : le racisme biologique. Cette dérive de la raison, qui avance comme certitudes des hypothèses non vérifiées ou transplante des lois biologiques dans les sciences sociales, avait été amorcée en Angleterre et en France et avait gagné l'Allemagne bien avant la naissance du parti nazi. Par un enchaînement en spirale, quatre courants qui procédaient d'un même positivisme réducteur avaient conflué. Deux de ces courants véhiculaient des vérités scientifiques : l'une biologique, le principe darwinien de la survie du plus apte ; l'autre génétique, l'hérédité des caractères physiques. Deux étaient des spéculations hasardeuses que l'on pouvait déjà supposer erronées : l'inégalité des races humaines expliquant la dominance à travers l'histoire du principe ethnique ; l'existence de données anthropologiques permettant d'identifier la race. Darwinisme social, eugénisme, hygiène raciale, ces pseudo-sciences furent léguées par l'Europe à des doctrinaires pédants qui les transformèrent en profession de foi et en programme politique. Les deux mots qui résument ces doctrines sont porteurs de mort : sélection, élimination. C'était une conception du monde – Weltanschauung – conduisant à perpétrer des génocides. Le racisme biologique annonçait donc en Allemagne, dès la fin du xixe siècle, de multiples processus d'exclusion : au sein de la « race » allemande, par élimination de sa partie mauvaise – ce sera la mise à mort des pensionnaires des asiles d'aliénés ; hors de la « race », par destruction des « asociaux »– ce sera le génocide des Tsiganes ; enfin, et en priorité, le combat contre la « race » jugée antagoniste qui constitue pour la « race » allemande une menace vitale, la « race » juive. L'antisémitisme s'était transformé au cours du xixe siècle : il était passé d'un contenu religieux à une expression nationaliste, puis avait été remanié par la biologie et était devenu racial. Ce concept nouveau était totalement imaginaire. Il procédait d'un choix délibéré et irrationnel d'une image antagoniste à l'Aryen. Le différent traditionnel, le Juif, avait été remodelé en une figure négative responsable de tous les maux de la communauté allemande. Une donnée entièrement nouvelle était introduite, qui justifiait leur élimination comme le seul moyen de sauver le peuple allemand. La mise à mort ne constituait plus la solution d'un conflit réel. Les Juifs n'étaient pas réellement dangereux, mais ils étaient imaginés comme tels par les doctrinaires de cet « antisémitisme rédempteur », pour reprendre la formule de Saul Friedländer.

21Cette paranoïa se développa lentement pendant les six premières années du national-socialisme. Les premières mesures visèrent à exclure les Juifs de la société allemande et à les pousser à quitter l'Allemagne. Mais les nazis devaient parallèlement gagner la population allemande à ce nouvel antisémitisme par le double matraquage de l'éducation et de la propagande. Rejeté par la loi de la communauté du peuple allemand, le Juif fut progressivement perçu comme différent par nature des autres hommes, puis comme non humain et désigné par des termes l'identifiant à un animal nuisible, un parasite, un bacille, une maladie à combattre et à éradiquer. C'était, avant que la décision de destruction fût même conçue, une mise en situation sans précédent, différant en tous points de celle des Arméniens ottomans. Si les Juifs d'Allemagne, d'Autriche et de Tchécoslovaquie avaient pu émigrer en masse avant 1939 et être accueillis comme des réfugiés politiques par les autres nations, ils auraient été sauvés. À l'opposé, les Arméniens ne cherchèrent pas à émigrer après 1908, alors qu'ils étaient partis en nombre après les massacres de 1895- 1896. Au contraire, de nombreux exilés politiques revinrent alors dans l'Empire ottoman.

22Pour les Juifs d'Europe comme pour les Arméniens, ce fut une guerre mondiale qui créa l'opportunité d'un génocide. L'invasion de la Pologne faisait entrer dans la sphère nazie des millions de Juifs. Déjà en partie exclus de la société polonaise par l'antisémitisme ordinaire, ils furent très vite regroupés dans des ghettos où fut amorcé, par la misère et la maladie, le processus de leur destruction. À partir du moment où la guerre devint totale, où trois millions de soldats allemands se lancèrent sur l'Union soviétique, à partir de cette date du 22 juin 1941, un mécanisme irréversible de destruction fut enclenché : ce n'étaient plus les Juifs du Grand Reich, de la Pologne et de l'Union soviétique qui étaient en danger de mort, mais tous ceux qui, à travers le monde, tomberaient désormais entre les mains des nazis. Pourtant alors, en janvier 1915 comme en juin 1941 – les documents le prouvent dans les deux cas –, aucune destruction de masse, ici des Arméniens là des Juifs, n'avait encore été planifiée.

V. Décision et planification

23Les futures victimes sont, avant que débute leur mise à mort, placées sur un baril de poudre. Mais l'étincelle qui allumera la mèche n'a pas encore jailli. On confond trop souvent l'intention avec le passage à l'acte. Les déclarations vindicatives, publiques ou privées, de responsables politiques brandissant la menace d'une extermination en réplique à un complot ou à une trahison – plus souvent fictifs que réels d'ailleurs – contribuent à développer la haine et la peur qui fourniront le consensus social nécessaire à la perpétration d'un génocide et qui alimenteront les fureurs assassines. Mais elles ne sauraient être retenues comme preuves d'un génocide, car l'intention n'est réellement constitutive de ce crime que lorsque celui-ci a commencé. Elle se matérialise alors dans la planification du meurtre. Entre ces deux temps se situe la prise de décision.

24Les individus qui prennent la décision d'anéantir un groupe humain sont les détenteurs du pouvoir d'un État et/ou d'un parti. Maîtres-penseurs et maîtres menteurs, virtuoses du faux et de la manipulation, ils sont à la fois pleinement responsables de leurs actes et prompts à les dissimuler. C'est pourquoi, dans les deux cas les plus évidents de génocide perpétrés au xxe siècle, le moment et les circonstances de la prise de décision restent en partie ignorés, sans que cette part d'ombre affecte l'administration de la preuve. Il serait vain d'espérer trouver des documents établissant, avec la précision des minutes d'un procès ou des comptes-rendus des séances d'un parlement, la date de la réunion où cette décision aurait été prise, l'identité des participants et les propos échangés. Il est d'ailleurs probable qu'une telle réunion n'eut pas lieu et qu'une décision de cette importance ne fut pas prise en une fois, au cours d'un seul entretien.

25Les négateurs du génocide arménien ont beau jeu d'exiger la présentation d'un tel document, faute de quoi ils qualifient les preuves avancées d'allégations. Si ce document a jamais existé, il n'a pas été présenté quand il aurait pu l'être, lors des procès de Constantinople en 1919-1920, et on conçoit mal qu'il n'ait pas été subtilisé ou détruit depuis  [1][1]Cf. l'article de Raymond Kévorkian.. L'enquête historique conduit à reconstituer le déroulement probable de la prise de décision et de la planification de l'extermination des Arméniens ottomans. Comparativement au génocide des Juifs, la décision fut sans doute prise en une fois et concerna l'ensemble des Arméniens. La planification du génocide fut globale et les temps successifs définis d'emblée. Le moment de la décision se situe en février 1915 après le désastre de Sarikamish où la IIIe armée ottomane fut anéantie  [2][2]Cf. Y. Ternon, Les Arméniens. Histoire d'un génocide, Paris,…, alors que les flottes anglaise et française menaçaient la capitale, donc dans des circonstances où l'Empire était menacé et où les Jeunes-Turcs cherchaient à établir la preuve de l'existence d'un complot arménien dirigé de l'étranger, assignant ainsi aux Arméniens le rôle de boucs émissaires. Des faits postérieurs à cette date révèlent la mise en place d'un appareil permettant de coordonner l'extermination : la transformation sur le front oriental d'une organisation militaire subversive, l'Organisation Spéciale (OS), en une machine de destruction dont les rouages s'articulent entre la capitale et les provinces ; l'apparition de civils disposant de pleins pouvoirs et chargés de coordonner les étapes du génocide, les « secrétaires responsables » de l'OS ; la formation de milices recrutées sur place et l'envoi de bandes de tueurs – les tchété – des prisonniers de droit commun libérés, entraînés et armés ; la volonté de prouver le complot et la fabrication de preuves lors de perquisitions aux domiciles de notables arméniens. Durant ces trois mois « fatals » de février, mars et avril 1915, tous les témoins pressentent que le drame est proche : le climat politique s'est transformé ; dans l'ombre et le secret, le comité Union et Progrès a pris sa décision et tisse sa toile.

26Les historiens de la Shoah admettent qu'aujourd'hui encore, le processus de prise de décision du meurtre n'est pas parfaitement connu. On est loin du débat entre intentionnalistes et fonctionnalistes, et l'on sait bien qu'avant 1941, d'autres solutions furent mises en place ou proposées pour régler la « question juive » : l'expulsion, le regroupement en ghettos ou en camps, la déportation de masse sur un autre continent. La question de la « Solution finale » devient plus pressante après l'invasion de la Russie, et il est probable que la lettre de Göring à Heydrich le 31 juillet 1941 doit plutôt être comprise comme un transfert de pouvoir à la SS pour régler cette « question » que comme une prise de décision  [1][1]Document NG 2586 du Tribunal militaire international.. L'examen des faits et des documents permet d'avancer l'hypothèse de plusieurs décisions selon les lieux où les populations juives devaient être exterminées  [2][2]Cf. Christopher R. Browning, Politique nazie, travailleurs…. L'extrême brutalité des meurtres de masse perpétrés – sans distinction d'âge ni de sexe à partir de la fin juillet 1941 –, sur toute la ligne du front russe, par les commandos des Einsatzgruppen et les milices lituaniennes ou ukrainiennes, provoque des troubles psychiques chez les assassins  [3][3]Cf. Richard Rhodes, Masters of Death. The Einsatzgruppen and…. Les dirigeants SS reconnaissent que les exécutions et les charniers ne sont pas la méthode idéale et privilégient la destruction par le gaz des camions, puis au moyen des chambres à gaz. Hitler est convaincu de la nécessité de recourir à cette solution extrême. Il a déjà donné son accord en juillet pour la mise à mort des Juifs de l'Union soviétique, et il est, sans nul doute, seul à donner l'autorisation de supprimer tous les Juifs d'Europe. Mais Himmler et Heydrich le pressent de prendre cette décision et lui démontrent, probablement lors de plusieurs entretiens – que les agendas des deux hommes permettent de dater – que cette action est « faisable ». Christopher Browning explique, preuves à l'appui, que la direction de la SS a procédé à des études de faisabilité avant de monter l'opération Reinhard et de commencer les gazages dans des camions à Chelmno  [4][4]C. Browning, op. cit., p. 52.. Le personnel chargé de la suppression des malades mentaux (action T4) est transféré en Pologne après l'arrêt de l'action en août 1941 et utilisé avec profit dans la recherche du meilleur système de destruction. Il est également probable que le montage des « usines » d'Auschwitz et de Maïdanek correspond à un troisième temps de la décision, un temps final de perfectionnement technique puisqu'il combine l'exploitation d'une main-d'œuvre servile à la mise à mort immédiate des inaptes après sélection de ceux-ci. Enfin, les personnes enrôlées pour participer à cette colossale entreprise, planifiée à l'échelle d'un continent, furent seulement informées lorsque cela devint impératif. Les prises de décision et les programmations furent en outre infléchies par les circonstances de la guerre mondiale, par le ralentissement puis l'arrêt de la progression des armées allemandes au cours de l'automne 1941 et par l'entrée en guerre des États-Unis après Pearl Harbor. À ce titre, la conférence de Wannsee du 20 janvier 1942 se situe après les prises de décision, mais elle constitue une étape déterminante de la planification, puisqu'elle élargit le cercle des initiés, jusque-là limité aux dirigeants de la SS ou à des proches comme Göring, Goebbels et Rosenberg  [1][1]Christopher R. Browning, Fateful Months. Essays on the….

27Les difficultés rencontrées par l'historien pour situer tous les moments de cette étape décisive ne remettent pas en cause l'évidence du génocide. Par contre, elles soulignent la complexité du phénomène et montrent les limites de la reconstitution historique par le document et le témoignage, et l'incapacité d'éclairer totalement un processus conçu dans le secret et aménagé de telle sorte qu'il demeure dissimulé, maquillé et falsifié.

VI. Exécution du crime de génocide

28Le crime de génocide commence avec le passage à l'acte, le premier moment de l'application d'un plan de destruction établi au terme de la prise de décision. Dans les deux cas, arménien et juif, il se situe dans un temps long : avril 1914 – décembre 1916 ; juillet 1941 – décembre 1944. Le moment où il s'achève est d'ailleurs difficile à situer car, tant que l'État criminel conserve son pouvoir de destruction, les meurtres continuent. La seconde date correspond donc au moment où la destruction, presque achevée, perd son caractère planifié. En décembre 1916, la plupart des Arméniens que le Comité a décidé de tuer ont disparu. En décembre 1944, les nazis ne disposent plus de l'appareil de destruction massive qu'ils ont construit puis détruit pour effacer les traces. Les « marches de la mort » et les meurtres sporadiques témoignent certes de leur acharnement à faire disparaître les rares Juifs survivants, mais la phase active du génocide est achevée, la volonté d'anéantir les Juifs jusqu'au dernier n'anime même plus les dirigeants SS, puisque Himmler lui-même tente en 1945 de négocier avec les Alliés le sauvetage de quelques rescapés.

29Lorsqu'elles ouvrent la chasse, ici aux Arméniens là aux Juifs, les autorités de l'État criminel lancent un ordre de tuer et délivrent un permis qui garantit l'impunité. Dans l'Empire ottoman, tous les citoyens musulmans sont autorisés et incités à mettre à mort leurs compatriotes arméniens – l'appel au djihad en fait un devoir religieux –, ce qui provoque d'emblée une situation anarchique. De même, les premiers massacres de masse perpétrés à l'Est en 1941 convainquent les SS qu'il faut, à tout moment, contrôler la destruction. Dans l'Europe occupée à l'Ouest par les nazis en 1942, la situation est différente selon le statut du pays occupé, mais partout le crime est organisé. Si les civils sont invités à dénoncer les Juifs, ce sont des policiers, des militaires ou des paramilitaires qui opèrent les arrestations, les emprisonnements en camps et les déportations avec l'aide des administrations impliquées par le processus, notamment les employés des chemins de fer.

30L'ordre et le permis de tuer sont accompagnés du mode d'emploi transmis par les services chargés de l'exécution : Organisation Spéciale, organisation SS. Dans la réalisation du génocide des Arméniens, l'action est divisée en deux temps, chacun correspondant à un territoire différent. Les Jeunes-Turcs frappent d'abord les provinces orientales où vivent les deux tiers des Arméniens de l'Empire, puis, dans un second temps, le reste de l'Anatolie, la Cilicie et la Turquie d'Europe. Comme la solution de la Question arménienne exige l'éradication définitive des Arméniens du territoire où ils sont présents depuis vingt-sept siècles, dans ces provinces orientales, la destruction doit être totale. La méthode employée combine les techniques traditionnelles des guerres depuis l'Antiquité : meurtre des hommes, déportation des femmes et des enfants. On observe cependant des innovations. Pour justifier ce transfert de population, le gouvernement tente en vain de découvrir un complot arménien afin d'expliquer cette déportation comme une mesure nécessitée par la guerre et le risque de collaboration avec l'ennemi. L'imposture est d'autant plus habile qu'elle prépare un système de défense contre une accusation de crime de guerre ou de crime contre l'humanité formulée dès mai 1915  [1][1]Le 24 mai 1915, les trois ministres des Affaires étrangères de…. Dans les provinces orientales, le déroulement des séquences est identique : villages pillés et incendiés, habitants massacrés ; dans les villes, perquisition, arrestation, torture et mise à mort des notables, arrestation et mise à mort des hommes après regroupement en convoi, déportation des femmes et des enfants. La déportation est, pour cette première phase qui se déroule en trois mois – de mai à juillet 1915 – l'instrument d'une extermination complémentaire : une partie infime des déportés parvient aux lieux prévus officiellement pour leur regroupement : Syrie et Mésopotamie. La seconde phase succède immédiatement, mais elle diffère. La destruction immédiate est plus rare et la déportation systématique, par chemin de fer jusqu'à Alep, centre de regroupement. La masse des déportés est alors répartie selon deux axes : à l'Est, le long de l'Euphrate ; au Sud, vers la Syrie et la Palestine. L'axe oriental conduit à la mort et les déportés sont poussés de camp en camp jusqu'à Deïr es-Zor, où les survivants sont exterminés de juillet à décembre 1916. La majorité des rescapés des camps du sud de la Syrie, du Liban et de la Palestine survivront, parce que Djemal Pacha, qui contrôle ces provinces, tient à garder les Arméniens comme instrument de négociation avec les alliés de l'Entente, et qu'il fait de la lutte contre les Arabes une priorité.

31Il ne semble pas que les schémas utilisés par les Jeunes-Turcs aient en quelque manière inspiré les nazis qui improvisèrent dans l'urgence les temps successifs de la Shoah, avec comme seule expérience antérieure celle de l'action T4. De même, le territoire à vider de la part de population civile définie comme juive était plus vaste et ses différentes parties ne relevaient pas des mêmes systèmes d'autorité. Les deux méthodes utilisées furent radicalement différentes : meurtres collectifs sur place exécutés par des groupes mobiles au fur et à mesure de la pénétration des armées allemandes en URSS ; destruction par le gaz dans des centres de mise à mort construits pour cette seule fonction, une technique qui visait à préserver le secret. Dans l'Europe occupée, la plupart des victimes juives furent assassinées là, et non au cours de l'arrestation ou de la déportation par chemin de fer.

32Il serait à la fois inutile et irrespectueux de mettre en parallèle des souffrances ou des cruautés. Dans ces deux génocides, qui représentent deux cas exemplaires, la furie meurtrière fut sans limite, l'inhumanité la règle. Toutes les barrières éthiques qui, en d'autres circonstances, auraient pu retenir les meurtriers, disparurent, et les tueurs bénéficièrent d'une garantie d'impunité. Des dizaines de milliers d'individus participèrent, en toute connaissance de cause, à ce processus criminel. Après avoir analysé des milliers de comportements individuels, historiens et psychiatres s'interrogent encore sur les parts respectives de l'ordinaire et du monstrueux. Ils s'efforcent de comprendre par quels mécanismes des hommes ordinaires acquièrent la capacité de tuer quotidiennement pendant des mois. Quelle que soit l'explication avancée, il est certain que, dans une atmosphère de déshumanisation des bourreaux et des victimes, tout devient possible puisque tout est permis.

33Cependant, et c'est en cela que la Shoah fut un crime sans précédent, les nazis allèrent plus loin encore que les Jeunes-Turcs. Ils programmèrent une extermination qui devait s'étendre à toute la planète. Aucun Juif ne serait autorisé à vivre là où les nazis seraient présents, et ceux-ci rêvaient d'un Reich millénaire et mondial, alors que le comité Union et Progrès limitait ses ambitions au monde turc. Leur paranoïa les poussait à tuer chaque Juif parce qu'il était né juif- une identité établie sur des critères qu'ils eurent toujours du mal à définir – et à interdire toute relation sexuelle entre un Allemand et une Juive pour éviter la souillure de race. Cette obsession raciale, conduite comme une quête de rédemption par les plus fanatiques, introduisit de nouveaux critères dans l'exécution du crime : une radicalité, le passage du « délit d'appartenance », spécifique du génocide, à la faute d'être né, singulière au nazisme ; l'absence de pratiques courantes dans les massacres collectifs, observées en 1915 à travers tout l'Empire ottoman – viols, enlèvements de femmes et d'enfants. C'est sur ce point que diffèrent les deux génocides. Les Jeunes-Turcs avaient lancé un appel général. Tous les musulmans savaient qu'ils pouvaient tuer tous les Arméniens, et ils ne se privèrent pas de le faire lorsqu'un objectif précis leur fut désigné ou que l'occasion se présenta. La saisie ou l'acquisition à bas prix de biens mobiliers ou immobiliers, le vol d'argent ou d'objets personnels étaient des motifs suffisants. Ils y ajoutèrent le plaisir du viol et le bénéfice du rapt. Des milliers de foyers musulmans se virent agrandis par l'arrivée d'une femme ou d'un enfant arménien. Qu'ils soient intégrés dans la famille ou maintenus dans une condition servile, tous furent convertis à l'islam, souvent de force. Dans plusieurs régions, en pays kurde en particulier, ces pratiques s'étendirent aux autres communautés chrétiennes, en particulier aux Syriens catholiques et aux Chaldéens, et il arriva que le gouvernement rappelle à l'ordre des citoyens musulmans en leur précisant que cette autorisation de tuer ne concernait que les Arméniens  [1][1]Y. Ternon, Mardin 1915. Anatomie pathologique d'une…. Souvent, assassins et voleurs se heurtaient aux fonctionnaires civils, ou aux soldats qui pillaient pour leur propre compte ou celui du gouvernement. Les nazis, au contraire, privilégièrent l'ordre idéologique, et « l'État SS » contrôla la spoliation et le racket de la même manière qu'il disposa seul des moyens de mise à mort. C'est à l'initiative de l'administration SS des camps de concentration que, à Auschwitz, une dérogation fut acceptée : au lieu de faire disparaître tous les arrivants des convois, on les sélectionna et l'on utilisa à des fins mercantiles la force de travail des plus aptes, en retardant leur mort de quelques semaines.

34Ces impératifs différents expliquent pourquoi les survivants de la Shoah et du génocide arménien n'appartenaient pas aux mêmes tranches d'âge et ne durent pas leur salut aux mêmes circonstances. Tous les Juifs étaient destinés à être tués. Ne survécurent que ceux qui échappèrent aux rafles et parvinrent à sortir de l'espace nazi ou à se cacher, le plus souvent avec l'aide de civils non juifs, ceux que leur gouvernement refusa de livrer ou ceux qui dissimulèrent leur identité. Les rescapés des centres de mise à mort, quant à eux, furent très rares. Seuls quelques survivants d'Auschwitz ou de Maïdanek purent dire leur cauchemar et, parmi eux, il n'y eut pas ou presque pas d'enfants. À l'inverse, les survivants du génocide arménien furent avant tout des enfants, enlevés et élevés dans des orphelinats turcs ou préservés dans des orphelinats chrétiens – et même arméniens –, des enfants en bas âge qui ne risquaient guère de se souvenir et d'enclencher un cycle de vengeance. Ils furent aussi des dizaines de milliers, femmes et enfants, à demeurer pour toujours dans les familles musulmanes qui les avaient séquestrés et qui, après la guerre, cherchèrent à dissimuler leur rapt aux enquêteurs des organisations de secours de la SDN. Enfin, des communautés entières d'Arméniens furent épargnées, soit sur l'ordre du gouvernement – comme les résidents arméniens de Constantinople –, soit sur la demande expresse d'un général allemand – comme les Arméniens de Smyrne sauvés par Liman von Sanders –, soit à l'initiative d'un dirigeant jeune-turc – comme les Arméniens des camps du sud de la Syrie et de Palestine, épargnés par Djemal Pacha [1][1]Je ne soulève pas ici la question des conversions à l'islam….

35En plaçant en miroir ces deux catastrophes, on définit une règle qui suppose de nombreuses exceptions, mais permet d'identifier dans les modalités d'exécution la différence de mobiles. Les nazis voulaient anéantir une race, les Jeunes-Turcs déraciner un peuple. Pour les plus fanatiques des SS, quelques Juifs survivants en Europe représentaient encore une menace. Pour les Jeunes-Turcs, des groupes épars d'Arméniens incapables de s'organiser en une communauté ne constituaient plus un danger. Ils étaient au contraire la preuve que les Turcs n'avaient pas eu l'intention d'anéantir le peuple arménien, puisqu'il en restait des représentants dans l'Empire ottoman. Deux idéologies différentes programmèrent la solution finale de questions respectives différentes : ici solution radicale d'une obsession irrationnelle, mélange confus de haine et de peur ; là solution plus souple, permettant des accommodements, d'une question réelle, et partant plus facile à négocier. Les deux entreprises d'extermination furent approchées avec des mentalités différentes, l'une héritière d'une culture européenne altérée par le racisme, l'autre d'une culture orientale remaniée par des emprunts à l'Europe des Lumières. D'un point de vue utilitariste, assassiner tous les Juifs d'Europe était une entreprise démente et stupide, où la cupidité était un motif contingent. Déraciner les Arméniens, les extirper des lieux où ils formaient depuis tant de siècles une communauté, apportait aux Turcs des bénéfices durables. La folie des nazis s'oppose à l'intelligence criminelle des Jeunes-Turcs, et ce contraste tant dans les mobiles que dans les modalités d'exécutions contribue à entretenir l'apparence de deux crimes différents. Pourtant, ils sont de même nature, il s'agit de génocides. Mais ils ne relèvent pas des mêmes causes et furent perpétrés dans des conditions plus dissemblables qu'identiques. Les deux systèmes criminels qui pensèrent, planifièrent et exécutèrent ces meurtres de masse étaient porteurs d'une idéologie qui imposait ici une purification raciale, là un nettoyage ethnique, ici la disparition totale d'un peuple sans terre, là l'éviction d'un peuple de sa terre et sa destruction en masse, mais non en totalité.

36Une mise en parallèle des génocides du xxe siècle peut, en s'en tenant rigoureusement à l'examen des faits, être étendue au génocide des Tutsi au Rwanda. L'examen de ce troisième événement, situé à l'autre extrémité du siècle, confirme l'intérêt de l'approche comparée des génocides. Il révèle la priorité du facteur racial et le caractère radical de la destruction, mais aussi l'intérêt politique du crime, son bénéfice immédiat et sa perpétration au grand jour. Ainsi, le génocide des Tutsi au Rwanda se situe, tant par le mobile que par les modalités d'exécution, entre le génocide des Juifs et celui des Arméniens, tout en se caractérisant par des rythmes temporels, des lieux et des mentalités différents. Si l'on étend la comparaison à d'autres tragédies dont la nature génocidaire est plus discutable – dans la mesure où toutes les composantes nécessaires à l'identification du meurtre comme génocide ne sont pas réunies –, l'on constate que les points de contact sont plus rares, les similitudes moins appréciables. Seuls demeurent, présents dans tous ces crimes, l'horreur, la cruauté, le cynisme, le mensonge, le retournement de l'innocence des victimes en culpabilité, mais d'abord et toujours l'inépuisable fécondité du mal qui conduit des hommes disposant d'un pouvoir illimité sur d'autres hommes à mettre fin à leur vie.

VII. Négation

37Bien que la négation ne soit pas une composante nécessaire du génocide – on peut concevoir la perpétration revendiquée d'une destruction massive et programmée –, elle est, au xxe siècle, toujours présente, mais s'exprime selon des modalités variables. La négation perpétue l'événement. En maintenant la plaie vive, elle en interdit la cicatrisation. Non qu'un génocide puisse être oublié, mais la demande d'un pardon transforme les relations entre les enfants des bourreaux et ceux des victimes. Tous sont alors attachés à comprendre ce qui s'est passé afin d'en interdire le retour. C'est ainsi qu'Allemands et Juifs cherchent à penser la Shoah et à en rendre compte. Le régime national-socialiste fut écrasé, l'Allemagne de l'Ouest a reconnu le génocide des Juifs et les historiens allemands ont largement participé à la reconstitution de cette tragédie qui reste une tache indélébile de leur histoire. Mais la passion antisémite est à la fois permanente et mobile dans ses expressions. Comme la monstruosité du crime nazi interdit d'afficher l'antisémitisme, il utilise pour se manifester des voies détournées. L'ignominie s'infiltre aux extrémités de l'éventail politique, à droite comme à gauche. La négation s'exprime par un rejet total de l'événement : il n'a pas eu lieu. Le projet nazi était tellement inconcevable que les antisémites, pressés par leur besoin d'évacuer ouvertement leur haine, conçurent la forme la plus extrême de la négation : dire que cette horreur n'a jamais existé, que le récit de la Shoah a été fabriqué par les Juifs, que ce fut le plus énorme mensonge du xxe siècle [1][1]Allusion au titre du livre d'Arthur Butz, The Hoax of the…. À ce degré extrême d'abjection, tout dialogue est interdit, à quelque niveau que ce soit, universitaire ou autre. Privée de diffusion universitaire et de médiatisation, l'araignée négationniste tisse sa toile sur le réseau Internet où elle est libre de poursuivre ses objectifs criminels et d'empoisonner les esprits. En esprit, ce négationnisme est une résurgence du nazisme. Mais il n'en possède pas les moyens d'action et frappe là où il peut faire mal, en ravivant les souffrances par des mots. Cette situation particulière et sans équivalent est liée aux circonstances de la fin du IIIe Reich. L'abondance de la documentation saisie, les aveux des coupables, leur système de défense fondé sur un renvoi de responsabilité à leurs supérieurs hiérarchiques, les contre-interrogatoires des procès constituèrent un ensemble de preuves irréfutables qui ne laissait de place ni au doute, ni au déni. Pourtant, le projet nazi avait été conçu et exécuté dans le secret. Tous les temps du meurtre avaient été cachés. Les informations qui avaient filtré dans la presse étrangère avaient été dénoncées comme mensongères par les services de propagande nazie et les traces avaient été soigneusement effacées – les charniers avaient été rouverts et les cadavres incinérés, les chambres à gaz avaient été détruites. La négation avait bien été un des temps de la Shoah, et ce furent les circonstances qui amenèrent sa réapparition sous cette forme délirante d'un rejet total de la vérité établie.

38La négation du génocide arménien s'inscrit au contraire dans une continuité. Préparée avant le crime par la mise en accusation de la future victime, confortée dans le crime par la légende de la trahison et l'artifice de la déportation justifiée comme simple transfert de population, elle se poursuit après le crime par le déni d'innocence des victimes. Même au cours des procès tenus à Constantinople en 1920 par le gouvernement ottoman après la chute du régime jeune-turc, la révélation de la planification du génocide ne supprima pas l'accusation portée contre les Arméniens d'avoir, par leur révolte, poussé le comité Union et Progrès au meurtre. Mais c'est avec l'avènement de la République turque que le négationnisme trouve un contexte favorable. Tout pousse le kémalisme à nier la nature intentionnelle du crime. Il réduit l'événement à un épiphénomène de la guerre mondiale, et les morts arméniens sont confondus avec les autres Turcs décédés durant le conflit. La Turquie croyait s'être débarrassée du cadavre, lorsqu'il réapparut après la Seconde Guerre mondiale avec la formulation du concept de génocide. Il était évident que les massacres de 1915-1916 étaient constitutifs du crime de génocide ; et les communautés arméniennes à travers le monde réclamèrent que leur catastrophe fût reconnue sous ce terme. Celui-ci, le G-Word, fut une bouée de sauvetage pour une mémoire asphyxiée par une négation permanente. Dans ces tragédies où la reconnaissance mutuelle peut seule faire aboutir le travail de deuil, où le déni pérennise le crime, la pertinence des mots est essentielle. De même que les communautés juives désignent le génocide perpétré par les nazis par le mot hébreu Shoah (catastrophe) – improprement traduit Holocaust en anglais, mais cette impropriété est aujourd'hui consacrée par l'usage chez les historiens de langue anglaise –, les communautés arméniennes s'attachent au mot génocide. Nier que ce meurtre de masse fut un génocide est une attitude négationniste, car le négationnisme peut être défini, de façon plus élargie, comme un système de déni appliqué au crime de génocide.

39Les historiens qui conduisent des recherches sur les génocides sont légitimement indignés de constater que, dans le cas arménien, ce déni est pris en charge par un État qui pèse de tout son poids diplomatique et économique pour maintenir une version mensongère des faits. La vérité du génocide arménien est un socle, coulé dans l'évidence avec des matériaux résistant aux contraintes, un fondement sur lequel devrait se construire l'édifice d'une analyse plus fine des événements. Les recherches sur la Shoah se développent d'une façon conforme aux impératifs de la recherche historique parce que les historiens travaillent sur les archives sans tenir compte de leur appartenance nationale ou de leur passé familial, et qu'ils acceptent les conclusions qui relèvent de l'évidence, tout en discutant certains points qu'ils soumettent à un réexamen [1][1]Ainsi, en 1998, un livre publié en association avec le United…. Ce travail sur un phénomène si complexe est impossible s'il ne s'effectue pas sans un consensus minimum qui porte sur la qualification de l'infraction. Tant que les historiens turcs, contraints par leur gouvernement, et les historiens spécialistes de l'Empire ottoman et de la Turquie moderne, qui dépendent pour leurs recherches de la bienveillance de l'administration turque, continuent à nier la réalité du génocide arménien et refusent de le reconnaître comme tel, tant qu'ils parlent de deux versions de l'événement, l'une turque l'autre arménienne, sans prendre en considération le fait que la « prétendue version arménienne » est la vérité établie par l'ensemble des historiens libres de s'exprimer et que cette vérité repose sur une certitude obtenue par l'examen des faits, aucun dialogue ne sera possible. C'est pourquoi les travaux sur le génocide arménien sont menés dans la double perspective d'une meilleure connaissance historique et d'une reconnaissance. Le débat étant perverti par la permanence de la négation, les chercheurs – et il est inutile de souligner qu'ils ne sont pas tous arméniens –, stimulés par l'aiguillon du doute émis par les spécialistes de l'Empire ottoman et de la Turquie moderne, sont incités à poursuivre inlassablement leurs travaux. Ce n'est pas là l'un des moindres paradoxes de la négation que d'aider à la construction d'un édifice plus solide, plus résistant aux séismes. Nul aujourd'hui, à moins de refuser de s'informer ou de trouver intérêt à douter et à nier, ne remet plus en cause la vérité du génocide arménien : ce qui est arrivé en 1915 et 1916 fut bien un génocide. Mais la négation ouvre un autre volet : elle rend nécessaire la reconnaissance par tous du génocide arménien afin de préserver la mémoire et de permettre au deuil de se poursuivre à travers les générations. Dans cette démarche, Juifs et Arméniens sont liés par l'histoire de leurs persécutions respectives. Les arménophiles sont nés en même temps que les dreyfusards, le Yishouv fut témoin du génocide arménien, le thème du génocide traverse les littératures juive et arménienne, l'enseignement tend à se développer dans la comparaison, la commémoration de ces morts sans sépulture se réfugie dans des cénotaphes – musées ou monuments. Internet compte même ses sites négationnistes antisémites et anti-arméniens. En revanche, les communautés arméniennes, face à la négation d'un État, réclament une reconnaissance qui ne fait pas défaut aux communautés juives. Elles mènent un combat permanent pour obtenir des nations, des organisations internationales ou d'autres instances régionales ou locales – des provinces, des États dans des systèmes fédéraux, des villes – la reconnaissance officielle du génocide. Elles ont à combattre une vigilance sans faille de la Turquie qui ne recule devant rien pour rejeter les « allégations arméniennes », de l'indignation hypocrite d'un ambassadeur turc soulignant la nécessité de préserver l'unicité de la mémoire de la Shoah et dénonçant le risque de « diluer la force morale que le souvenir du génocide des Juifs devrait engendrer chez nous tous  [1][1]Peter Novick, L'Holocauste dans la vie américaine, Paris,… », à l'érection de monuments commémorant le génocide des Turcs par les Arméniens au cours de la Première Guerre mondiale [2][2]À Igdir, près de la frontière arméno-turque, le gouvernement…. Devant la multiplicité des reconnaissances officielles du génocide arménien, la Turquie souffle le chaud et le froid. Elle fait pression sur les gouvernements étrangers pour qu'ils ne prononcent pas le G-Word ou les menace de représailles économiques s'ils reconnaissent le génocide. Mais d'un autre côté, elle feint de tendre la main aux Arméniens en ouvrant une commission de réconciliation arméno-turque dont les exigences du côté turc sont inacceptables par la partie arménienne  [3][3]Cf. infra mon article « La commission de réconciliation…. Ce sont autant de manœuvres désespérées pour reculer l'échéance inéluctable d'une reconnaissance par la Turquie du génocide arménien, l'une des conditions nécessaires à l'établissement d'une démocratie dans ce pays.


Pour en savoir plus :     HEBDO  le 1   du 28  Mai 2025



Samedi 15 novembre à 20h30 à La Halle - Limogne-en-Quercy

Théâtre : Parce qu’ils sont Arméniens : pièce de Pinar SELEK

Après le spectacle, Pinar SELEK animera des échanges avec les spectateurs

Basée sur le livre de Pinar Selek, la pièce est mise en scène par Alexis Bertin et la compagnie de l’Ourag’enchant’é, avec Lorianne Cherpillod et Mathilde Soutter (jeu et musique) et Adrien Laneau (création lumière).

Le génocide arménien a un siècle. Pinar Selek, sociologue, romancière et militante Turque, nous fait vagabonder, non sans frémissements, dans l’histoire de la Turquie, de ses minorités, mais aussi dans des vies singulières aux destins souvent tragiques.

Au fil des souvenirs et des rencontres, elle questionne les tabous de la société turque contemporaine à travers un récit tantôt poétique, tantôt militant. Au-delà de la question arménienne, c’est le témoignage sensible et autocritique de l’auteure, qui partage ses doutes et interroge notre rapport à l’Histoire et notre responsabilité vis-à-vis de celle-ci.

Sur scène, deux comédiennes-musiciennes prendront la parole pour raconter le combat et l’espoir de cette femme. Une parole à deux voix, tantôt parlée, tantôt chantée. Portée par les accents envoûtants de musiques traditionnelles turques et arméniennes. Au-delà de son histoire, c’est un témoignage puissant et humaniste, dont les mots résonnent dans nos sociétés où les minorités doivent encore trop souvent vivre dans l’ombre.















 

Parce qu’ils sont Arméniens



 est un essai écrit en turc par Pınar Selek et traduit en français pour publication par Ali Terzioğlu. Il est paru aux éditions Liana Levi en 2015,l'année du centième anniversaire du génocide arménien.


L'essai met en exergue l'expérience de la question arménienne de Pınar Selek au cours de son parcours biographique ceci depuis son enfance. 

Elle interroge ainsi l'identité contemporaine des Arméniens de Turquie ainsi que la place du génocide arménien dans la société turque. 

Dans Parce qu’ils sont arméniens, Pınar Selek revient notamment sur sa rencontre et sa forte amitié avec Hrant Dink. Sur sa forme, il est présenté dans La Vie comme « un court récit personnel et autocritique ».

Pınar Selek décrypte également le négationnisme institutionnalisé en Turquie aussi bien dans le système scolaire que dans les médias, notamment par un usage systématique de la collusion des terminologies :

« Les terroristes, les communistes, les Arméniens…Les mots étaient interchangeables »

 

https://www.youtube.com/watch?v=9XCNVRp0n68

https://youtu.be/kU6gdS0szcA

https://www.youtube.com/watch?v=g1T4RkUBpP0

https://pinarselek.fr/



 

Parce qu’ils sont Arméniens



 est un essai écrit en turc par Pınar Selek et traduit en français pour publication par Ali Terzioğlu. Il est paru aux éditions Liana Levi en 2015,l'année du centième anniversaire du génocide arménien.


L'essai met en exergue l'expérience de la question arménienne de Pınar Selek au cours de son parcours biographique ceci depuis son enfance. 

Elle interroge ainsi l'identité contemporaine des Arméniens de Turquie ainsi que la place du génocide arménien dans la société turque. 

Dans Parce qu’ils sont arméniens, Pınar Selek revient notamment sur sa rencontre et sa forte amitié avec Hrant Dink. Sur sa forme, il est présenté dans La Vie comme « un court récit personnel et autocritique ».

Pınar Selek décrypte également le négationnisme institutionnalisé en Turquie aussi bien dans le système scolaire que dans les médias, notamment par un usage systématique de la collusion des terminologies :

« Les terroristes, les communistes, les Arméniens…Les mots étaient interchangeables »





https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/03/25/face-a-l-acharnement-du-pouvoir-turc-contre-la-sociologue-pinar-selek-les-pays-europeens-doivent-cesser-de-regarder-ailleurs_6166957_3232.html

Quatre verdicts d’innocence !

Pinar Selek a payé cher son engagement en faveur de la justice, de la paix et de la liberté en Turquie. Elle est fille d’un opposant politique emprisonné après le coup d’État militaire de 1980.  A  la fin des années 1990, elle est étudiante à l’université d’Istanbul, où elle travaille sur le traitement des minorités en Turquie.

Cela déplaît. Arrêtée en juillet 1998, elle se voit sommée de livrer les noms des militants kurdes interviewés dans le cadre de ses recherches. Son refus lui vaut d’être torturée et de rester emprisonnée plus de deux années. Sur ces entrefaites, une bonbonne de gaz explose sur le marché des épices d’Istanbul. Le gouvernement se saisit immédiatement de cet « attentat » pour promouvoir Pinar Selek au rang infâmant de terroriste.

Depuis, sur la base de ces charges, Pinar Selek a été jugée à quatre reprises : en 2006, en 2008, en 2011 et finalement en 2014. A chaque fois, la justice turque, peu réputée pour sa mansuétude, l’a acquittée. Pinar Selek ? Innocente, une fois. Innocente, deux fois. Innocente, trois fois et, pour une dernière fois le 19 décembre 2014, innocente. Quatre verdicts d’innocence ! Cela suffirait à n’importe qui, n’importe où.

Résidant en France depuis 2011, elle en a acquis la nationalité en 2017. Or, la relance de son procès — dont l’ouverture est prévue au 31 mars prochain — provoque un véritable chaos. «Ce procès reflète à la fois la continuité du régime autoritaire en Turquie, puisqu’il a commencé avant le gouvernement actuel, mais aussi les configurations des dispositifs répressifs mis en place en amont des élections présidentielles de juin 2023», explique-t-elle.

Et voici que le Tribunal criminel d’Istanbul signe un mandat d’arrêt international, une procédure effarante, assurent les collectifs mobilisés pour elle. «Les élections prochaines en Turquie sont propices à toutes les diversions politiques et à toutes les manipulations», ajoutent-ils.

 

L’Alliance des femmes pour la démocratie et les éditions des femmes-Antoinette Fouque ont fait parvenir à ActuaLitté un texte, véritable plaidoyer réaffirmant une fois encore leur engagement aux côtés de l’autrice et leur volonté de lutter pour sa liberté.

Nous sommes scandalisées que l’État turc et sa justice docile condamnent Pinar Selek à la prison à perpétuité!

– Quatre fois acquittée, condamnée, dans un «procès» sans nom et sans fin!

 

 

 

Sociologue spécialiste des minorités en Turquie (« le pays de l’anéantissement de toutes les diversités, le pays des meurtris et des cimetières »), mais également romancière (La maison du Bosphore, Liana Levi, 2013), Pinar Selek vit en exil en France depuis 2011, d’où elle lance ce cri du coeur. « Parce qu’ils sont arméniens » résonne de sa découverte de la question arménienne. « Arménien signifiait comploteur, collaborateur, traître, ennemi de l’intérieur, assassin. C’étaient eux la force occulte dissimulée derrière les communistes. » De sa révolte croissante devant les signes aveugles du nationalisme turc — alors que même les gens de gauche se sont habitués au déni du génocide — jusqu’à l’assassinat tragique en 2007 de l’un de ses proches amis, Hrant Dink, fondateur d’Agos, le premier journal bilingue turc et arménien de Turquie. Courageuse, entêtée, sensible.

 

elle  a acquis la nationalité Française en 2017

 

Et voici que le Tribunal criminel d’Istanbul signe un mandat d’arrêt international, une procédure effarante, assurent les collectifs mobilisés pour elle. «Les élections prochaines en Turquie sont propices à toutes les diversions politiques et à toutes les manipulations», ajoutent-ils.

 

L’Alliance des femmes pour la démocratie et les éditions des femmes-Antoinette Fouque ont fait parvenir à ActuaLitté un texte, véritable plaidoyer réaffirmant une fois encore leur engagement aux côtés de l’autrice et leur volonté de lutter pour sa liberté.

Nous sommes scandalisées que l’État turc et sa justice docile condamnent Pinar Selek à la prison à perpétuité!

– Quatre fois acquittée, condamnée, dans un «procès» sans nom et sans fin!

– 25 années que l’État turc poursuit Pinar Selek sur un fondement en réalité politique.

– 25 années d’actes de torture et de barbarie «judiciaires».

Par des décisions iniques, l’État turc maintient une terreur contre des femmes et des hommes qui ne renoncent pas à vouloir et faire advenir avec force et courage la démocratie pour leur peuple!

Pinar Selek, sociologue, universitaire, écrivaine, est cette héroïne qui incarne la vie, la lutte, l’amour de l’humanité, la liberté, les droits des femmes et les droits humains!

Et de joindre à leur texte une lettre que Pinar Selek leur a adressée, suite à la lecture de cette décision :

«Je viens de lire la décision de la Cour suprême qui me condamne non seulement à la prison à vie mais aussi à une persécution sans fin. C’est une fausse décision qui s’appuie sur de faux arguments et des preuves falsifiées. Ce procès continue depuis 25 ans. La moitié de ma vie. Et je sais qu’il est un des indicateurs du mal organisé qui est enraciné en Turquie depuis bien plus longtemps.

Il reflète à la fois la continuité du régime autoritaire en Turquie et les configurations des dispositifs répressifs. Ce jugement inique fondé sur des documents falsifiés n’est qu’une pièce des sombres dispositifs mis en place avant les élections. Quelques jours avant les assassinats des Kurdes à Paris, j’ai écrit ceci sur Mediapart : ʺL’année 2023 est prévisible. À l’occasion des échéances électorales, on verra de nouvelles explosions ou des attentats organisés par les ʺinvisiblesʺ. Les enquêtes n’aboutiront jamais, comme le complot dont je suis victimeʺ.

J’y ai expliqué comment en Turquie le gouvernement en difficulté déchaîne sa violence par une stratégie de chaos et de tension qui se nourrit au sombre répertoire politique du pays. Je suis un petit point dans le grand tableau de la résistance, qui se paye au prix fort. Jusqu’à aujourd’hui, j’ai résisté pour ne pas me soumettre à la domination, mais aussi, face à la répression, pour continuer à créer, à travailler sur des questions de recherche, à réfléchir profondément, de façon structurée et aussi à agir et à vivre comme une fourmi zinzine.

Je vous le promets, je ne lâcherai rien.

Je vous embrasse,

Pinar»

 

L’Alliance et la maison d’édition revendique « une solidarité indéfectible avec Pinar Selek ». Et d’ajouter : « Vive les femmes et les hommes qui luttent sans relâche pour la démocratie en Turquie ! Nous sommes de tout cœur à ses et à leurs côtés, conscientes que de leur liberté dépend aussi la nôtre.  »

Déjà en 2013, Ankara avait rédigé une demande d’extradition auprès de l’État français et réclamait qu’Interpol la place sur une liste rouge. Deux demandes refusées, face à l’évidence d’une manipulation juridique. Ce 31 mars, une délégation européenne sera présente pour le procès, afin de la représenter. 

 

 

Nous commémorons le 19 janvier un triste anniversaire, celui de l’assassinat de Hrant Dink, journaliste turc d’origine arménienne, lâchement assassiné en 2007 devant les locaux de son journal, Agos. Des centaines de milliers de personnes avaient suivi le cortège de son enterrement, brandissant des pancartes, en turc et en arménien, « Nous sommes tous Hrant, Nous sommes tous arméniens ».

Hrant Dink a été le fondateur, en 1996, le directeur de publication et le chroniqueur en chef de l’hebdomadaire Agos, un journal édité à Istanbul en arménien et en turc. Hrant Dink a toujours souligné sa « chance » de vivre en Turquie qui lui donnait la possibilité de comprendre à la fois les sensibilités des Turcs et des Arméniens, une compréhension nécessaire pour la réconciliation de ces deux peuples qui ont partagé mille ans d’histoire commune. Il a affirmé le besoin de démocratisation de la Turquie, soulignant que le règlement du problème arménien n’est qu’un volet de la démocratisation générale du pays.

Dans la même perspective, il défendait fermement l’adhésion de la Turquie au sein de l’Union européenne, pour mieux barrer la route au fascisme, gage de la pérennité de la démocratie. Tout au long de sa vie, il s’est focalisé sur les questions des droits des minorités, des droits civiques et des problèmes concernant la communauté arménienne de Turquie. Il militait au sein de mouvements de gauche et pacifistes.







Le parcours intellectuel de résistance de Pınar Selek

Taline Oundjian

Pınar Selek est une figure emblématique du féminisme et de l'antimilitarisme en Turquie. Amie de Hrant Dink, ses recherches sociologiques portent sur les voix marginalisées en Turquie, la production de la virilité, les rapports de force et la violence structurelle. Ses écrits, qui comprennent des essais, des romans, des recherches universitaires et des récits, offrent un point de vue unique sur le génocide arménien et la construction de l'État turc, apportant ainsi un éclairage nouveau à la réflexion collective des Arméniens. 

En 2015, dans une librairie, mon regard a été attiré par un livre intitulé « Parce qu'ils sont Arméniens ». Le nom de famille de l'auteur, « Selek », m'a surpris, car il ne sonnait pas arménien. En lisant la quatrième de couverture, j'ai découvert que non seulement Selek n'était pas un nom arménien, mais que l'auteur était turc ! À 19 ans, étant de mon propre aveu déconnecté de tout ce qui était arménien, je trouvais inconcevable qu'une femme turque défende la cause arménienne. Cette rencontre fortuite m'a fait découvrir le cas remarquable de Pınar Selek, une intellectuelle turque en exil, en proie à des difficultés. 

Les autorités turques persécutent Pınar Selek depuis 27 ans. Elle a été arrêtée en juillet 1998, suite à une explosion survenue au bazar aux épices d'Istanbul, qui a fait sept morts et plus de 100 blessés. Bien qu'un rapport d'expert ait révélé des années plus tard qu'une explosion accidentelle de bouteille de gaz avait provoqué la tragédie, elle a été emprisonnée pendant deux ans et demi et torturée pour « avouer » et renier ses origines kurdes. Elle n'a pas craqué, ce qu'elle attribue au hasard : « Pas au courage ni à quoi que ce soit de ce genre. » 

Malgré quatre acquittements, son procès se poursuit ; un procès kafkaïen qui semble interminable. « Je suis confrontée à l'irrationalité, et plus de vingt ans plus tard, je refuse de m'y faire », a-t-elle déclaré à l'AFP l'année dernière. En 2022, la Cour suprême turque l'a condamnée à la prison à vie et a émis un mandat d'arrêt international. Alors qu'elle terminait sa licence de sciences politiques à l'Université de Strasbourg en 2014, elle a obtenu l'asile universitaire. Citoyenne française depuis huit ans, Selek est maître de conférences et chercheuse à l'Université Nice Côte d'Azur. Lorsque je l'ai rencontrée pour la première fois lors d'une conférence du festival Un Week-end à l'Est – qui mettait l'Arménie à l'honneur en novembre 2024 –, son discours passionné m'a laissée avec plus de questions que je n'en pouvais poser pendant la séance de questions-réponses. Nous avons convenu de nous retrouver le mois suivant à Nice, ma ville natale. 

L'irresponsabilité de la gauche 

« Être Arménien en Turquie, c’était flâner sans révolte le long des avenues portant le nom des dirigeants responsables du génocide », explique Selek.

Sous le soleil réconfortant de janvier sur la Côte d'Azur, Pınar me retrouve dans un café, courant entre ses nombreux rendez-vous. Elle me salue par des accolades, comme si elle me connaissait depuis des années. Bien que je sois censée commencer l'entretien, sa personnalité altruiste l'amène à me poser des questions sur moi et ma vie en Arménie. Ses détails sur son vaste réseau arménien semblent remarquables compte tenu de son éducation turque. 

Pınar a grandi avec de nombreux angles morts. Le premier est apparu à l'école, où le programme négationniste est la norme. Ses camarades arméniens, qu'elle appelle ses « camarades muets », ont subi l'effacement ciblé avec résignation. Pendant ce temps, le père de Pınar était en prison. Bien qu'elle se soit révoltée contre les mensonges du régime dans les manuels scolaires et ait refusé de prêter serment d'allégeance quotidien, elle a fini par intérioriser la même résignation que ses camarades arméniens et a fini par oublier leurs noms. Une question surgit dans son livre « Parce qu'ils sont arméniens » : quel est le prix de l'oubli ? Que devient-on lorsqu'on oublie ? Un autre angle mort émerge à travers une question dérangeante : « J'ai compris que le dictateur, les bureaucrates, les réactionnaires et les professeurs grotesques avaient tout fait pour les exclure, mais comment les opposants [de gauche], dans une lutte permanente pour la paix, la démocratie et la justice, emprisonnés et torturés, ont-ils pu accepter l'invisibilité des Arméniens ? »

Pınar est née en 1971, l'année du deuxième coup d'État de l'État turc moderne. Elle n'avait que neuf ans lorsque le troisième coup d'État a eu lieu en 1980, entraînant l'arrestation de son père, l'avocat Alp Selek. « Quand j'étais enfant, tous les gauchistes étaient en prison », se souvient-elle. « Ils sont presque devenus des idoles des “révolutionnaires marxistes”. Ils résistaient, ils étaient victimes, et les victimes ne pouvaient être critiquées. » Entre répression étatique et adulation simultanée, les angles morts pouvaient l'emporter même sur les plus ardents défenseurs des droits des minorités. « Leur refus de la stigmatisation raciale et leurs convictions internationalistes les rendaient insensibles aux hiérarchies ethniques du pays où ils vivaient », me confie-t-elle. Il y avait aussi leur refus de donner du grain à moudre aux nationalistes impérialistes qui qualifiaient la « question arménienne » de problème. Plutôt que de donner du poids aux arguments de ces opposants politiques, beaucoup ont choisi d’éviter complètement d’en parler – une tendance à « éviter » qui semble être un problème mondial et éternel pour les mouvements de gauche.

En creusant, Pınar découvre que le génocide n'est pas un événement isolé. Son héritage a conduit à un régime militaro-autoritaire bien établi et a déclenché des pogroms contre les non-musulmans en 1955 à Istanbul, à Marash en 1978 et à Sivas en 1993. Ce schéma de violence a culminé avec la répression brutale des manifestations kurdes dans les années 1990. Durant ces années, ses rencontres avec Hrant Dink et ses témoignages témoignent de la manière dont la société turque perpétue le stigmate du « traître arménien » pour justifier le génocide de 1915.

Malgré la défaite politique et organisationnelle de la gauche lors du brutal coup d'État militaire de 1980 en Turquie, Pınar affirme qu'un nouveau cycle de contestation a émergé à la fin des années 1980 et au début des années 1990. La gauche kurde, issue de la gauche turque au sens large, a consolidé sa position. Elle qualifie cette période de mouvement de convergence entre Arméniens, Kurdes, féministes et militants LGBT+. Ce fut une étincelle importante, mais pas vraiment une révolution : « Bien que la lutte commune ait transformé certaines choses, l'hégémonie idéologique en Turquie était bien plus profonde qu'on ne le pensait », dit-elle. Parmi ces transformations, auxquelles le journal de Hrant Dink, Agos , a contribué, Pınar explique qu'il s'agissait d'une révolution dans l'espace de lutte sociale : « Cela a changé tellement de choses à la base de tous ces mouvements. Au sein des luttes féministes et LGBT+, nous n'avions jamais parlé de génocide auparavant. À partir de ce moment-là, c'est devenu une culture d'en parler. Mais cette culture s'affaiblira si elle n'est pas constamment entretenue. Elle n'est pas complètement morte, mais des structures comme Agos ne se régénèrent pas. » Elle ne baisse pas la voix ; au contraire, elle parle avec joie de la foule qui s'est rassemblée devant les bureaux du journal quelques jours auparavant pour la commémoration de l'assassinat de Hrant Dink. « Cela témoigne d'une volonté », affirme-t-elle. 

Mais la volonté seule ne suffit pas face à l'anéantissement. « L'État turc a créé un récit imaginaire », dit-elle. « Derrière lui se cache une prétendue lutte anti-impérialiste, qui justifie tout ce que fait l'armée et propage cette dynamique au reste de la société. » Cette nation nouvellement imaginée exige la soumission des groupes qui remettent en question ses fondements. Le système turc ne peut exister en dehors d'un cadre dualiste et binaire (homme-femme, culture-nature, etc.), ce qui conduit à la persécution des groupes ethniques marginalisés, des identités trans, des préférences sexuelles et de la liberté reproductive des femmes. « Les fascistes comprennent que la vie privée, l'intimité et la sexualité sont politiques, et que la façon dont on possède son corps est politique », explique Pınar. C'est pourquoi ils se concentrent d'abord sur le contrôle des corps et des structures familiales. L'intimité étant difficile à contrôler, ils maintiennent la domination des hommes sur les femmes. Ainsi, la militarisation de la société s'étend à la sphère sexuelle. Les Kurdes, les Alévis, les Arméniens et d'autres minorités ethniques perturbent ce tableau en brisant l'homogénéité d'une culture binaire et en disloquant le récit national.

Lorsque je partage, non sans émotion, la manière dont le point de vue de Hrant Dink a transformé certaines de ses perceptions, elle reformule : « Pour être honnête, la véritable révélation des inégalités sociales a commencé avec le féminisme. C'est ce qui m'a amenée à réfléchir au génocide d'un point de vue féministe. » Cela implique de considérer ce que les femmes arméniennes ont enduré pendant le génocide. Nous devons toujours réfléchir à l'articulation des rapports de pouvoir. Pour qu'un pouvoir trouve sa légitimité, il doit s'appuyer sur d'autres rapports de pouvoir existants qui ont façonné une culture, une langue et un mode de pensée. Le patriarcat est une culture ancienne aujourd'hui, et il a eu des conséquences sur le génocide. Les hommes l'ont organisé. N'oublions pas qui décide, qui organise, qui est responsable, et comment cela a pu se produire historiquement. Je ne dis pas que les femmes étaient toutes innocentes pendant le génocide, mais ce n'est pas comparable. Il est également important de voir comment la culture patriarcale s'est encore renforcée après le génocide, car ces formes de violence organisée créent une expérience collective qui perdure dans le temps. 

Pinar cite souvent Rakel Dink, l'épouse de Hrant, qui a déclaré lors de ses funérailles : « Rien ne se produira, mes amis, sans interroger l'obscurité qui fait qu'un bébé devient un assassin. »  

Le chaudron militaire turc 

Inspirée par ces mots, Pinar a commencé ses recherches en 2007, en se demandant : « Quels mécanismes sociaux et politiques permettent de transformer un enfant en sujet de violence ? » Cela l’a amenée à se concentrer sur le service militaire.

Dans son dernier livre publié en France, « Le Chaudron militaire turc : un exemple de production de la violence masculine », elle démontre comment le service militaire, en tant que moment charnière de la socialisation masculine, crée les conditions d’une domination masculine hégémonique à travers un processus complexe :

« Différentes masculinités créent des hiérarchies entre elles et s'adaptent aux contextes sociaux, se transformant et permettant ainsi leur longévité. Cela les rend hégémoniques mais adaptatives, permettant aux hommes de maintenir des positions de domination. » Cette hiérarchie est légitimée par la justification des supérieurs militaires selon laquelle « ils sont plus forts ». Rituels et codes s'établissent pendant ce service militaire. « Cela contribue à expliquer comment la masculinité normative façonne l'organisation de la violence politique et la naturalisation de la guerre, ainsi que les mécanismes complexes de structuration sociale et politique de la violence. » Absorbée et non remise en question, cette violence supprime l'autonomie et la pensée critique. « L'indifférence grandit, conduisant à la fois à l'inaction et à l'alignement sur le pouvoir. […] Ce lieu d'enfermement, au sens foucaldien, sert à discipliner les sujets masculins, les encadrant, les normalisant, les homogénéisant. » 

Bien que Pinar se concentre sur l'armée turque, sa critique révèle des parallèles avec les États militaristes du monde entier, dont l'Arménie. La violence de la discipline militaire impose une stricte hiérarchie des relations, qui imprègne ensuite la société dans son ensemble . Comment justifier la critique de ces relations tout en reconnaissant la nécessité vitale d'une armée forte pour défendre le territoire arménien ? Quelles approches alternatives de pensée et d'action pouvons-nous développer pour éviter les dangers d'une acceptation aveugle d'une culture profondément militariste et patriarcale ? 

« Le pouvoir exige des corps tristes »

Résister dans une Turquie autoritaire est une tâche difficile. C'est ce qui a provoqué une fuite des cerveaux dramatique de militants, journalistes, artistes et chercheurs turcs vers l'Europe. L'espoir d'un nouveau soulèvement semble lointain. Mais Pinar offre une perspective plus nuancée : « Je disais autrefois qu'il était important de rester en Turquie et de lutter. Maintenant, je réalise que le territoire n'est pas forcément le plus important. À qui appartient-il, au fait ? Ce qui compte, c'est que les résistants soient en sécurité et puissent se réunir au sein de diasporas, dans d'autres espaces où ils peuvent penser de manière plus transnationale et créer des mouvements. Mieux vaut ne pas être emprisonné ou tué, et maintenir la résistance. » Considérer la Turquie comme un pays à sauver serait vain. « Il faut cesser de se focaliser sur les États-nations. » Pinar marque une pause entre deux pensées, contemplant le ciel bleu éclatant, traversé par un bâtiment jaune profond, typique de l'architecture de la vieille ville : « Regardez comme les couleurs de Nice sont belles. »  

Elle rassemble ses pensées et, de sa voix grave (qu'elle a un jour qualifiée de « voix alcoolique »), poursuit : « Des collaborations transrégionales et transnationales pourraient contribuer à reconquérir des territoires et des espaces – il ne s'agit pas d'une lutte d'États, mais de citoyens. » Elle évoque le Rojava et les zapatistes, puis propose un exemple plus modeste : la solidarité transfrontalière née à la frontière franco-italienne, où des personnes ont aidé des migrants à trouver un abri et à s'y retrouver dans les formalités administratives. Je trouve cela inspirant, mais j'ai du mal à imaginer à quoi pourrait ressembler une telle solidarité transrégionale dans le Caucase du Sud. Si la Géorgie a pu autrefois apparaître comme un pôle potentiel pour les rassemblements transcaucasiens, les mesures répressives actuelles réduisent cette possibilité. Il faut donc se concentrer sur ce qui existe déjà et qui fonctionne. 

Pınar a dédié la postface de « Parce qu'ils sont arméniens » aux militants de Charjoum . Elle les décrit comme « un mouvement de résistance très organisé, doté d'une grande autonomie d'action, d'une vision transnationale et mettant l'accent sur les luttes sociales. Ils mobilisent diverses ressources ; je les apprécie. » Le dialogue existe également dans des espaces moins visibles. Le Collectif féministe pour la paix , une organisation azerbaïdjanaise créée en 2020 par des féministes locales en réponse à la seconde guerre du Karabakh, maintient une position ferme contre le régime d'Aliyev . La récente répression du gouvernement azerbaïdjanais contre les journalistes et les militants démontre que ces organisations civiles sont considérées comme une menace sérieuse. Voici un extrait de leur déclaration commune du 8 mars 2024 entre féministes arméniennes et azerbaïdjanaises : « Nos corps, notre région, nos communautés ne sont pas des monnaies d’échange pour des jeux politiques. Nous savons que ce conflit persistant n’est pas seulement une confrontation entre nations, mais une atteinte à notre existence. Nous, femmes et queers d’Arménie et d’Azerbaïdjan, nous nous trouvons prises au piège d’un réseau de privations, de violence et d’incertitude, alimenté par la militarisation incessante de ces dernières années. Nos corps, nos vies, notre présent et notre avenir sont sacrifiés sur l’autel de la fierté masculine et des programmes militaristes. »

Les liens existent si l'on sait où chercher. Pınar se souvient : « Quand je suis arrivée en Arménie en 2016, de nombreux jeunes – anarchistes et militants LGBT+ – m'ont dit être en contact avec des militants en Turquie. On sentait qu'il se passait quelque chose dans le pays. Puis, en 2018, [la Révolution de Velours] a eu lieu. Qu'elle ait réussi à long terme… c'est une autre question. Pourtant, nous sommes le fruit de toutes les mobilisations passées. On ne peut pas changer un système rapidement, mais on peut continuer. » Une révolution est toujours à refaire.

Parmi les citations que Pınar affectionne, on trouve celle du philosophe français Gilles Deleuze : « Le pouvoir exige des corps tristes. Le pouvoir a besoin de tristesse pour le dominer. La joie, par conséquent, est résistance, car elle ne renonce pas. La joie, force vitale, nous mène là où la tristesse ne peut jamais. » Je l'ai entendue citer Deleuze pour la première fois lors de cette conférence à Paris. Bien que je reconnaisse le caractère potentiellement subversif et déstabilisateur de la joie, je reste sceptique. Je ne peux m'empêcher de comparer ses propos d'un point de vue turc à l'expérience arménienne. Ici, cette stratégie de la joie s'éloigne à mesure que le spectre de la guerre, des pogroms, de l'effacement culturel et du génocide se profile. C'est particulièrement vrai aujourd'hui, alors que nos traumatismes collectifs restent non traités au niveau national et que le dialogue constructif entre citoyens semble absent de l'agenda de chacun. Lorsque le traumatisme est occulté, comment avancer sans une politique de deuil significative et organisée, qui dépasse les simples cérémonies et les accusations ? Dans ce contexte, pouvons-nous prendre du recul par rapport à nos souffrances pour témoigner notre soutien et notre solidarité à ceux qui subissent la violence ? Comment pouvons-nous agir lorsque notre propre gouvernement fait preuve d'exaspération , voire d'hostilité , envers ceux qui ont le plus besoin de notre solidarité : les réfugiés du Haut-Karabakh, dont les blessures restent vives suite au nettoyage ethnique en cours ?  

Je partage mes doutes avec Pınar, à laquelle elle répond : « Ne nous laissons pas submerger par le pessimisme de l'intelligence. L'essentiel est d'agir. Les opprimés ne révèlent qu'une partie de leurs sentiments et de leurs pensées. Leur expérience intérieure est différente, et dans cet espace caché se cache une forme de résistance invisible aux yeux du pouvoir. Souffrance et misère sont deux choses différentes. La résistance peut se manifester par de nombreuses manifestations de joie : humour, danse, rassemblements, etc. Il s'agit de revoir et de renouveler nos modes de mobilisation. Si le mot « joie » semble inapproprié, peut-être que « création » est plus approprié. Ce qui compte dans la quête de justice, c'est la loyauté. » Si l'on suit le raisonnement plein d'espoir de Selek, le potentiel de transformation sociale émancipatrice grâce à la capacité d'organisation des citoyens ordinaires existe toujours. Reconnaître notre capacité d'action devient essentiel pour remettre en question l'idée selon laquelle seuls les gouvernements peuvent engendrer le changement politique et social. 

« La raison de l'État est toujours militariste. Selon elle, être raisonnable signifie s'adapter à l'irrationnel », écrit Pınar. La position vulnérable de l'Arménie signifie que chaque concession gouvernementale suscite des spéculations justifiées et craintives sur notre sécurité. Aliyev utilise cette peur comme levier . Les revendications territoriales de l'Azerbaïdjan contre l'Arménie affaiblissent inévitablement le moral et la force de la population. Dans ce contexte, nous sommes contraints d'accepter l'irrationnel et d'endurer l'insupportable pour survivre. Il n'y a pas de place pour remettre en question collectivement les racines d'un système qui nous contraint à vivre dans la peur constante. Pourtant, si nous ne pouvons actuellement pas nous attaquer directement à ces racines, peut-être pourrions-nous commencer à en couper certaines branches, à créer des portes à partir de son bois et à ouvrir des voies vers d'autres modes de réflexion et d'action. Nous pourrions refuser de laisser un récit national unique et ses angles morts dominer. Nous pourrions remodeler nos modes d'action et nos luttes en fonction de ceux des autres à l'échelle internationale, comme le font certains Arméniens . Nous pourrions collectivement remettre en question notre position de complices involontaires d'une culture militariste elle-même source de violence : entre soldats, avec divers cas de suicide et de violences internes ; contre les femmes , par le biais de violences conjugales ; contre les personnes LGBTQ+ et ses nombreuses et pernicieuses conséquences ; et le traumatisme durable qui affecte la vie des soldats. Pourtant, la militarisation demeure au cœur de l'identité arménienne : une valeur suprême, une loyauté envers les soldats tombés au combat, une exigence pour former les futurs soldats et leur rôle existentiel pour la nation. Mais comment aborder cette question fondamentale et pourtant simple à une société qui n'est pas prête à l'entendre : pourquoi mourons-nous ? 

 

Cet article a été écrit avant les récents événements en Turquie suite à l'arrestation du maire d'Istanbul Ekrem Imamoglu et aux manifestations massives qui ont suivi.

 





L'évènement du Festival aura lieu dimanche 16  novembre à 16h à La Halle - Limogne-en-Quercy


CONCERT   AUTOUR DE LA BANDE DESSINÉE « LES 3 VIES D’ARMINÉ »






Le roman graphique est présenté au public sous forme d'un film " Les 3 vies d'Arminé  - Prochaine station :espérance ! "  

 visible gratuitement  :
https://www.youtube.com/watch?v=XARNviZLnaI


L'histoire commence avec Fredo, le chanteur des Ogres de Barback.

En quête de ses origines, il part découvrir l’Arménie

A Gyumri, Frédo rencontre Arminé. C’est lors de son deuxième passage dans cette petite ville arménienne qu’il prend le temps de discuter avec cette femme.

Il découvre ses 3 vies. Celle du jour du tremblement de terre de 1998. Elle perd ses deux enfants sous les décombres. Deux vies s’éteignent et une nouvelle s’ouvre. Arminé est amputée des deux jambes. Elle devient alors une championne de handiski et participe aux Jeux Olympiques. Puis lorsqu’elle arrête le sport, elle entame sa 3e vie qu’elle consacre aux handicapés à travers l’ouverture d’un centre pour les accueillir.






Dès lors, Fredo veut raconter la vie d'Arminé

Il y a la rencontre avec Aurel, et l’idée devenue évidence :faire une bande dessinée ! Fredo et Aurel reprennent le projet, le font évoluer, repartent en Arménie, travaillent et retravaillent… jusqu’à ce que paraisse, aujourd’hui, cette bande dessinée : « Les 3 vies d’Arminé", l’histoire d’une femme résiliente. Une femme ouverte aux autres. Une vraie combattante et guerrière



Le dessin d’Aurel est parfait pour nous faire voyager. Tel un carnet, il compose ses planches dans un style jeté et moderne.

 

https://www.youtube.com/watch?v=9cvf4ZOYqy4


Vous pourrez acquérir la BD à la fin du spectacle , sur réservation préalable ( mêmes coordonnées que pour le spectacle )


 
détails de l'histoire de la création de la BD dans un blog précédent 

Les 3 Vies d'Arminé  

https://www.blogger.com/blog/post/edit/3102118466059061682/64665810755426276









Quand il n'est pas avec sa fratrie, FREDO  se produit en duo pour des concerts plus intimistes. Il est accompagné de Clarisse CATARINO, une amie de route et multi-instrumentiste talentueuse ( accordéon, piano, chant, tom basse)

Leur spectacle est un joyeux mélange des chansons des Ogres, Renaud et Brassens. 
Fredo aime aussi raconter ses voyages à travers ses chants et ses récits, notamment en ARMENIE, terre de ses origines, 

Plus qu'un simple concert, c'est un moment d'échange et de partage, riche en textes et en musique





réservations pour spectacle, BD  : à partir du mois d'octobre  
Office de Tourisme Cahors-Vallées du Lot 
 Lalbenque : 05 65 31 50 08



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